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Contre-surveillance #7

Carnet de résidence

Gabrielle Schaff

15 Mars 2020

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Travaux de résidences

Depuis le début de matinée, j’ai reçu des messages m’invitant à discuter et prendre le soleil à la sortie des bureaux de vote marseillais, qui semblent avoir pris le relais des cafés pour devenir des points de ralliement. C’est jour de fête ici, épidémie ou pas : l’espoir d’une alternance politique depuis 1995. Le Premier Ministre s’est exprimé hier soir pour déplorer, entre autres, l’insouciance de la population. Ce même Premier Ministre est aussi candidat aux Municipales au Havre, où je vote par procuration. D. m’appelle en fin de matinée, il me dit l’avoir croisé au bureau où il a voté pour nous deux. Il m’explique qu’il l’a vu voir qu’il n’y avait pas de gel hydroalcoolique ni de masque et que tout le monde prenait le même stylo pour signer. Cette nuit, j’ai rêvé qu’un chien m’avait mordu au milieu de la main et que mes lignes de vie étaient coupées.

L’appartement de S. est situé à Cinq Avenues. J’en ai pour douze minutes de marche si je remonte le boulevard de la Libération, treize par la rue Consolat. C’est évidemment la rue Consolat qui l’emporte. S. habite dans un immeuble Arts Déco des années 1930 à l’architecture qui ressemble à celle d’Auguste Perret, à la différence qu’il y a trois piliers porteurs chez elle (les appartements de la Reconstruction au Havre n’en ont qu’un). Ses pièces sont toutes traversantes, disposées en étoile, les cloisons ne sont pas porteuses donc l’espace est entièrement modulable. Les tommettes marseillaises ont laissé la place à du parquet. Je suis stupéfaite car l’action du chapitre que je viens d’écrire se déroule dans un immeuble de ce type et je ne savais pas que l’intérieur des appartements Art Déco, à Marseille, pouvaient y ressembler à ce point. Je parle très peu d’écriture dans ce carnet de résidence, préférant m’attarder sur tous les éléments qui entourent et nourrissent mon travail, et là, c’est presque l’inverse : l’écriture toute fraîche m’invite à observer l’agencement de l’appartement de S. avec l’attention obsessionnelle d’une architecte à la retraite. C’est tout juste si j’accorde un regard à sa bibliothèque.

Nous nous garons près du chemin menant à Port-Miou à Cassis. En passant par le port de plaisance, on a ensuite accès à un chemin vers Port-Pin et de là nous décidons de remonter jusqu’à la pointe de Cacau, qui surplombe Cassis. La calanque est une ancienne carrière. Des trémies construites en forme d’entonnoirs qui servaient à charger les bateaux de pierres de taille offrent une ouverture, non pas sur la mer, mais dans la mer. Sur le chemin, il y a de gros blocs rectangulaires de calcaire, parfaitement dessinés. Je ne parviens pas à comprendre si ce sont des vestiges de la carrière, ou si au contraire la carrière a justement voulu exploiter ces pierres pour leur forme naturellement vouée à la construction.  A., qui mène le groupe, nous encourage à remonter jusqu’au bout de la pointe pour admirer la vue. Nous nous asseyons près d’un couple occupé à regarder la mer. On discute de l’épidémie. L’homme dit qu’il est colonel de réserve et qu’on ne parle pas assez de l’armée dans tout ça. A., qui l’a reconnu, rétorque : mais nous n’êtes pas architecte, plutôt ? Touché : l’homme est en réalité Rudy Ricciotti, l’architecte du Mucem. Il répond : "Oui mais je suis aussi colonel de réserve…". Ensuite il parle des grandes écoles françaises, selon lui, elles forment les meilleurs ingénieurs du monde et au plus bas prix. Il dit avec solennité que les ingénieurs sont la pierre angulaire de notre société. Son épouse et lui nous quittent en nous recommandant de lire Jules Barbey d’Aurevilly. 

 

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