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Autosurveillance #3

Carnet de résidence

Gabrielle Schaff

13 Janvier 2020

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Travaux de résidences

Comme L. n’a pas obtenu de rendez-vous chez le dentiste, il vient à la Friche en vélo. Il me raconte qu’il va travailler sur le film d’un réalisateur célèbre à partir de février, le tournage a lieu en Camargue, il a le trac. On parle du syndrome de l’imposteur, et de syndrome en syndrome, du principe de Peter selon lequel on finit toujours par atteindre un niveau d’incompétence à force d’obtenir des promotions. Je lui offre un Dafalgan et un café à la Villa, je ne suis pas sûre de l’avoir réconforté. Je réalise en lui parlant que je ne cherche à retrouver ici le même bonheur d’écriture que pour mon premier roman, et conclus que c’est sûrement possible, après avoir longtemps pensé l’inverse.

Je marche jusqu’à la gare maritime en prenant en photo des caméras de surveillance. C’est absurde et reposant comme un jeu vidéo. Étrangement, dans cette ville, il arrive que les voitures s’arrêtent aux passages piétons. Je manque de m’étouffer de gratitude à chaque fois que je traverse. J.M. m’écrit en me mettant en contact avec un ami, coïncidence étonnante (mais cette suite de coïncidences ne m’étonne déjà plus) cet ami lutte contre la vidéosurveillance à Marseille. Je longe les Terrasses du Port, énorme centre commercial, puis la gare maritime, véritable entrelacs de grilles, barbelés, caméras et poteaux en tous genres, avec une silhouette de bateau tout de même au fond pour rappeler la véritable fonction de la chose. Je rentre en bus à la Belle de Mai. Arrivé à un rond-point, le chauffeur freine si fort que les gens tombent les uns sur les autres, des petites filles rient insolemment, deux sœurs de huit-neuf ans qui portent la même doudoune marron avec fourrure fushia.

C’est marché bio à la Friche le lundi, idéalement placé à l’heure de l’apéro, l’ambiance est festive autour des topinambours et des patates. L’équipe de la Marelle m’a envoyé un mail pour m’inviter à dîner avec Jean Rouaud demain, je suis tellement impressionnée que j’hésite à accepter, aussi parce que j’avais prévu d’aller voir le film de M. sur Gilles Caron, je me rappelle soudain que j’avais déjà raté la projection de son film précédent pour la même raison, il y a deux ans, la perspective d’une belle rencontre qui se téléscopait le même soir. 

V. m’appelle. On parle politique et projets en cours, il discute souvent avec Marguerite Duras, tous les jours me dit-il, je l’envie, j’ai pris un ou deux livres d’elle avec moi mais malgré mes efforts je n’ai pas ce type de relation privilégiée avec des auteurs morts. Il m’apprend qu’il existe en Japonais un mot pour désigner les piles formées par les entassements de livres près du lit. Il me dit que les Japonais ont un mot pour tout. On parle de la différence entre une lettre et un film, on se rappelle mutuellement qu’écrire, c’est s’adresser à une seule personne et que celle-ci ne vous lira jamais, une phrase entendue quelque part, un poncif ou qu’on a inventée.

Notre conversation dure 1h39, on n’a pas avancé du tout sur l’objet de son appel. Une canalisation siffle, il y a quelqu’un au second étage de la villa des auteurs.

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