Autosurveillance #1
Dès le réveil, le son des trains m’est déjà familier. Cette bande-son est celle de la Friche. C’est une bonne chose d’entendre le roulement des trains quand on écrit, comme d’entendre le métro dans la pénombre des salles de cinéma, preuves que le monde extérieur n’a pas tout à fait cessé d’exister. Le soleil inonde tous les mètres carrés de l’appartement, c’est un scandale, je trouve cet appartement immense, autre scandale. Les arbres n’ont toujours pas perdu leurs feuilles sur l’étendue de la Friche Belle de mai, quelque chose m’enthousiasme mais je ne sais pas encore quoi. Je vais vite comprendre que c’est parce que je vis comme un beau mois d’octobre ici, en plein janvier. La ribambelle des visages d’auteurs accueillis dans les lieux en résidence est collée au mur du salon, parmi les visages je reconnais celui de mon amie Laure Limongi, entre Jonathan Coe et Jakuta Alikavazovik. Laure a accompagné l’écriture de mon premier roman. Comme le son du train, cet environnement qui ne m’est pas étranger me rassure, comme s’il y avait une continuité quelque part. Il y a également le visage de Marie Cosnay, intervenue elle aussi dans mon processus d’écriture durant quelques jours en 2017 face à un port artificiel, en Normandie. J’ai d’ailleurs emporté avec moi sa traduction des Métamorphoses d’Ovide. Le livre est épais, bleu nuit, avec des lettres dorées.
Direction la librairie Maupetit pour voir l’équipe de la Marelle et écouter Nathanaël, l’autre auteure accueillie en résidence. Sur le chemin, près du Palais Longchamp, je croise un rempailleur de chaises (je ne savais pas que cette profession existait encore, ni qu’on pouvait la pratiquer dans la rue).
Nathanaël dit des choses marquantes comme : « la condition de ta survie est un certain désespoir ». Elle parle magnifiquement de Cahun, pense qu’il faut sortir de la pensée genrée, elle préfère le mot auteure à autrice, opte pour l’androgynie. Elle explique qu’il faut casser la langue, ce français académique (elle est née à Montréal et écrit en anglais et en français). Elle dit aussi qu’elle s’en fout de Breton.
Je retrouve R. et A., cinéastes, marseillais, lorrains, engagés. Ils m’ont invitée chez eux pour une soupe du gâteau avant d’aller à la manif. La soupe et le gâteau (au citron, croquant à l’extérieur, moelleux à l’intérieur) sont bien là ainsi que des amis et leurs enfants, j’avais craint d’être en retard à cause « des distances » dans cette grande ville que connais mal : leur maison est en fait à cinq minutes à pied de la librairie, Marseille me semble tenir dans un mouchoir de poche. R. est en montage de son nouveau film qu’il a réalisé sur une écrivaine que j’aime, au polygone étoilé. Il me propose de venir mardi à la projection du documentaire de M., sur Gilles Caron. Aujourd’hui, il est décidément question s’emboîtements, de relais, de transmissions, d’artistes traversés par d’autres. Il y a des jours comme ça. Nous foulons ensemble la partie de la Canebière récemment devenue piétonne, ce qui nous ravit. Pour moi qui redécouvre les lieux, c’est un peu comme si cela avait toujours été, mais pour R., A. et leurs amis, c’est un événement.
Rue de la République, R. attire mon attention sur les façades rénovées : au début des années 2010, la mairie a divisé par lots les immeubles et revendu son patrimoine à des privés, des cafés américains de coworking ont remplacé les petits commerces.
Il m’apprend des choses précieuses : que les cinéastes se retrouvent au Vieux-Port faire de l’aviron, que je peux voir le film « La mer du milieu » de Jean-Marc Chapoulie et Nathalie Quintane au bureau des auteurs, (ils ont travaillé sur la surveillance, à partir des webcams, ça fait des mois que je veux voir ce film), que l’Hôtel Dieu est très surveillé par des systèmes privés ainsi que les quartiers riches de la Corniche, sans oublier la gare maritime, qui échappe à l’espace Schengen.
Je compte une dizaine de caméras de surveillance sur cent mètres, rue de la Rép(ublique) : des dômes suspendus à la manière de lampadaires.
D’autres personnes nous rejoignent, plusieurs hasards heureux se succèdent. Je revois une personne de l’équipe de la Marelle croisée le matin même, et ensuite mon amie C. que j’ai rencontrée il y a quinze ans (nous avions joué ensemble à Paris dans la Ronde de Schnitzler : elle jouait la maîtresse et moi la femme). Elle montre le soir même son film au MUCEM. Avec son amie S, nous empruntons la rue du poids de la farine et nous nous retrouvons bientôt en train de manger des fruits de mer à 16h30 chez Toinou, qu’elle me présente comme une institution marseillaise. L’adresse ne s’avère plus tellement typique, il faut faire la queue à un comptoir extérieur pour commander, les rations sont servies dans du plastique, et on ne peut même plus fumer en terrasse, signe de gentrification absolue. Mais on peut toujours y manger des moules crues. Avec C., nous évoquons nos amis communs et nous nous souvenons avoir écouté les discours de Malraux ensemble en fumant dans sa chambre de bonne, un après-midi de 2003. Elle avait alors un ami du lycée qui était « très Malraux ». Je découvre le soir venu, avec émotion, le film de C. sur son histoire familiale, et comment l’archéologie du minuscule peut tendre à l’universel. Quand je sors du métro Cinq avenues vers minuit, quatre caméras de surveillance me filment. Ce sont des caméras à l’ancienne, longues et braquées sur l’escalator comme des pistolets. J’en dénombre encore trois dans la rue François Simon qui remonte vers la Friche, des dômes, comme Rue de la République. On parle alors de « surveillance domotique ». Un léger pchhit se fait entendre sur mon passage. Un graffeur œuvre dans l’obscurité.