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Autosurveillance #11

Carnet de résidence

Gabrielle Schaff

21 Janvier 2020

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Travaux de résidences

Déjeuner avec un militant associatif, B., qui me raconte toute l’histoire de la bataille du quartier de la Plaine contre la vidéosurveillance. Selon lui, la vidéosurveillance a été installée pour faire croire à une action des pouvoirs publics, sorte de simulacre de sécurité alors que le quartier se délabre (l’effondrement rue d’Aubagne l’a ensuite prouvé), ceci pour attirer les classes moyennes dans le centre ville, qui rénoveront et feront monter les prix de l’immobilier. À Marseille, les plus aisés préfèrent les quartiers sud, le centre ville est resté populaire, l’enjeu pour la mairie est d’embourgeoiser le coeur de ville. Il me parle du Carnaval de La Plaine, qui aura lieu le 22 mars, le même jour que le second tour des municipales qui marquera la fin de l’ère Gaudin (maire depuis 1995). Ce Carnaval populaire ne fait l’objet d’aucune demande d’autorisation à la mairie, provoquant plusieurs problèmes avec la police, surtout après la casse d’une dizaine de caméras de surveillance, l’année de leur installation, en 2013. B. m’explique que la police a ensuite suspecté toutes les personnes masquées d’être des blacks blocks, ce qui, pendant un Carnaval, a généré comme des tensions. Il me conseille d’aller regarder les vidéos de manifs à Hong Kong, elles sont zébrées de traits verts, ce sont des lasers envoyés par les manifestants pour brouiller les images de vidéosurveillance. Il me conseille aussi la morue à l’aïoli.

Rue de Breteuil, une caméra est accompagnée d’un bouton "d’appel d’urgence" pour appeler la police, tout en déclenchant le système de surveillance en direct.

Je reste scotchée toute l’après-midi devant une audience à « la Collégiale », au tribunal. L’affaire dont il est question est une agression sexuelle suspectée d’avoir été commise par un malvoyant sur une aveugle. Le prévenu s’étonne qu’aucune caméra de surveillance n’ait pu filmer qu’il n’y avait pas d’agression. Sa phrase me fait mal à la tête. Filmer ce qui n’a pas eu lieu. Les faits sont trop anciens, la femme ayant porté plainte quelques mois après, les images ont été écrasées. Le juge essaie de comprendre à quel point la dimension tactile est importante dans la communication entre personnes malvoyantes, il se demande si le handicap a pu provoquer un malentendu, il craint de ne pas avoir assez d’éléments. Pendant une heure, il lit des rapports d’experts, sous la statue de la République dont le front est strié d’une barre oblique, je trouve cela étonnant que cette statue soit représentée comme vieillie, mais peut-être s’agit-il de ma perception et rien d’autre. Le juge continue de lire : « l’expertise psychiatrique semble apporter du crédit à la version de l’auteur plutôt qu’à la victime », le juge en aparté admire « le style indépendamment du fond » et note tout de même que la plaignante a déjà 15 plaintes à son actif, le psy a décrit la femme comme ayant une personnalité histrionique. Je cherche la signification, c’est le mot moderne pour hystérique. Je n’en reviens pas. Je suis toutefois de plus en plus gagnée par l’impression que la femme a pu exagérer d’autant que les témoins se succèdent à la barre pour expliquer qu’ils n’ont rien vu (j’aime décidément assez cette idée du témoin qui ne voit pas, comme si le fait de ne pas voir accréditait le non-lieu). L’avocate du prévenu défend son client malvoyant  : « Quand ne voit pas, par où passe le désir ? » Et puis le juge finit par lire la confrontation, et là, c’est sans appel, le prévenu a tout reconnu. Le juge tente toujours de comprendre ce qui s’est passé, il lui tend une perche : « Mais vous étiez amoureux d’elle ? ». L’homme répond que non. Mais qu’elle était consentante, et puis, qu’elle n’est pas traumatisée parce que dans ce cas, elle aurait crié. La femme déplore qu’on lui prête des intentions qu’elle n’a pas, refuse qu’on parle à sa place. Le juge approuve. Mais elle a un raisonnement paralogique, dit-il. Elle dit des choses vraies à partir d’un fait qui n’est pas encore prouvé, et lui, il cherche encore à savoir si les faits d’agression sexuelle ont lieu ou pas. Mais c’est vrai puisque je vous le dis, lâche-t-elle.

J., dans un bar (doté de 3 caméras, ni plus ni moins) me dit que selon elle, il est inutile de parler de la vidéosurveillance, qui en soi n’existe que par l’intérêt qu’on lui porte. Je ne sais pas si c’est l’effet de la bière Saint Thomas, trop forte, mais je trouve sa remarque juste. C’est à peu près ce qu’explique Elodie Lemaître, les discours autour de la vidéosurveillance (ou autour de la surveillance en général) sont bien plus intéressants que le sujet lui-même.

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