Contre-surveillance #6
Les rassemblements de plus 100 personnes dans un même lieu sont interdits mais le premier tour des municipales et maintenu, sous prétexte que les bureaux de vote seront équipés en gels hydroalcooliques et masques, pourtant, tout le monde sait que le pays connaît une rupture sur ces deux produits depuis plusieurs semaines. J’éteins la radio, ce qui n’atténue pas cette sourde sensation de ne plus comprendre ma propre langue, d’être soumise à des injonctions paradoxales. Nous avons prévu de nous retrouver au Belleville-sur-mer ce soir, à cinq personnes. J’ai réservé pour vingt heures. Une amie a déjà annulé pour maladie, et au fur et à mesure de la journée, nous ne sommes plus que deux. Dehors, les terrasses sont pourtant bondées. Et il est vrai qu’aucun ordre de confinement n’a été donné. Je lorgne du côté de la Caravelle, qui surplombe le Vieux-Port, que j’avais découverte en déjeunant avec B. en janvier. Il faisait encore trop froid pour profiter du balcon, à l’époque. Je me jure d’aller y travailler un peu plus tard. Pour l’instant, direction la mer. J’arrive à la plage des Catalans avec la ferme intention de me baigner. Ou plutôt de mettre les pieds dans l’eau. (J’ai déjà négocié avec moi-même entre temps). Je ne le fais pas. Je ne cesse de me faire des promesses tout en sentant confusément qu’il sera bientôt trop tard pour les honorer. J’ai constamment l’impression de rater une marche, d’être en décalage. En remontant la Corniche bondée, je croise N. Je lui dis que je vais descendre travailler dans le Vallon des Auffes, à l’abri. À son regard interrogateur, je précise : à l’abri du vent. Il me prévient, avec l’habitude lasse du Marseillais conseillant les touristes, qu’il va y avoir beaucoup de monde, un samedi comme celui-ci, et que je ferais mieux de continuer jusqu’à la plage des Maldormè. Mais non, le vallon est vide. Les restaurants sont fermés. Je n’y prête pas attention et découvre, sur le côté, une piscine naturelle bordant les rochers ocres. Au fur et à mesure de cet étrange après-midi, le comportement change peu à peu dans l’espace urbain. Malgré l’étroitesse des trottoirs, les piétons font un écart en se croisant. Les voitures ont commencé à ralentir car les passants ont tendance à marcher sur la route pour ne pas être trop proches les uns des autres. On s’évite, mais on sort quand même.
Le soir venu, la terrasse du Belleville sur Mer est prise d’assaut. S. n’est pas encore arrivée. On m’installe dans l’arrière-salle. Le serveur doit avoir vingt ans, il s’empresse avec enthousiasme, s’exclame : "Tu vas pouvoir nous surveiller !" comme s’il savait que c’était mon grand sujet du moment. Il dit cela parce que la table jouit d’une fenêtre intérieure donnant sur le bar, donnant lui-même sur la baie vitrée donnant sur la terrasse, c’est une vue étrange, par paliers, façon boîte de camembert, qui m’emmène loin vers le Palais Longchamp, parviendrait même à faire remonter le temps. S. arrive et me présente à un ami écrivain, qui fut le premier à avoir été accueilli en résidence d’écriture à la Marelle. C’est lui qui nous apprend la fermeture de tous les cafés et restaurants le soir même, à minuit. On ne le croit pas. Je m’étonne bêtement, mais alors, même le Belleville sur mer ? Aux informations, on annonce que les transports continuent de fonctionner normalement jusqu’à mardi et qu’ensuite ils seront réduits. En réalité, beaucoup de trains sont déjà supprimés dès ce samedi soir, comme je peux le constater sur Internet. Je ne pourrai peut-être pas rentrer chez moi. J’ai encore raté la marche. Je le sais bien, maintenant, qu’il faut faire avec ce contretemps devenu habituel entre l’information et la réalité. Le petit bonhomme jaune sur le site de la SNCF chuchotant "psssst" aux clients, qui m’a toujours paru si infantilisant, prend soudain tout son sens.