L’auteur construit une "archéologie" sensible des sols sédimentaires, présentés comme une manifestation typique de la vie. Cathy Jurado, Diacritik
Livre numérique
Matthieu Duperrex
Voyages en sol incertain
Novembre 2019
Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi
Les deltas du Rhône et du Mississippi sont le théâtre d’intenses enjeux écologiques, historiques, industriels, sociologiques, politiques. Territoires intensément hybrides, ces deltas sont emblématiques des enjeux contemporains de la Terre.
Paru initialement en format papier chez Wildproject en mai 2019, en coédition avec la Marelle, cette publication sous forme numérique comprend des textes et médias inédits, et propose une lecture non linéaire qui joue avec les espaces et les sédimentations.
Ce livre est le résultat d’une résidence à La Marelle, où Matthieu Duperrex a séjourné en janvier et février 2015 en tant que lauréat de l’appel à projets pour une résidence d’écriture numérique portée par La Marelle et Alphabetville (et jusqu’en 2015, les éditions Le Bec en l’air), avec le soutien de la Drac Paca (dispositif d’aide aux résidences). Il résulte de deux séries d’enquêtes qui ont eu lieu entre 2015 et 2017, et qui ont été soutenues par l’Institut français, la Ville de Toulouse, et une autre résidence d’écriture numérique au Chalet Mauriac à Saint-Symphorien.
Extrait
Les dernières études diffusées par le Bulletin de la société américaine de géologie démontrent que le taux de subsidence des côtes de la Louisiane est de neuf millimètres par an. C’est une des façades maritimes les plus vulnérables au monde.
Combien de fois avais-je consulté ces statistiques pour cultiver mon étonnement, me persuadant du caractère spectaculaire de ce naufrage ? "Rendez-vous compte, au même rythme que le Bangladesh !" J’exhibais une carte où figuraient toutes les pertes comptabilisées depuis 1930, et celles à venir d’ici 2030. Conforté par le bruit de fond du réchauffement climatique dont les actualités égrenaient au quotidien de nouvelles preuves, ayant accumulé la documentation suffisante à réifier mon imaginaire post-apocalyptique, je m’attendais – sans doute avec cette perversité naïve qu’ont les enfants qui contemplent l’inondation d’une fourmilière – à devenir le témoin d’une catastrophe sublime. Pline ordonnant aux marins de Misène de s’approcher davantage de l’éruption du Vésuve afin d’en être un chroniqueur plus précis… Je me figurais aussi que la Nature s’invitant ainsi à la porte de l’Histoire des humains, toute en majesté, devait faire un sérieux tapage. Mais d’une certaine façon, le voyage est un heureux apprentissage de la déception. Ce que l’on pensait voir et entendre, ce que l’on croyait devoir être manifeste et bruyant cède alors la place à des sensations ténues, ainsi qu’à une lente infusion, dans la perception, de réalités éthérées et muettes. On a affaire à des spectres, pas à des icônes. On abandonne alors les panoramas grandiloquents et, pour autant que l’on accepte d’être déconcerté un temps, on s’essaye à pister ces fantômes, à reculons. Rebrousser mes pas dans le mystère des deltas.
Aujourd’hui, j’escorte Windell dans sa campagne de relevés qu’il fait pour le compte de l’Enquête nationale de géodésie. Ils sont une trentaine d’ingénieurs comme lui à inspecter les deux cent soixante-quatorze sites retenus pour établir le nouveau rapport de surveillance. À Golden Meadow, le long du bayou Lafourche, l’eau salée derrière les digues de protection est plus haute de soixante centimètres que les bayous et marais de l’intérieur. Et c’est comme ça à beaucoup d’endroits, dans la terre orpheline du Mississippi. Mais Windell a obtenu il y a cinq ans des financements pour une opération de diversion sédimentaire, en vue de restaurer des terres de zone humide. Tout en me racontant le grand ouragan meurtrier de Chenière Caminada, en 1893, il pratique un carottage à un point de repère marqué d’un piquet avec une jauge. "Tu vois, y a de la new terre, y a de la new terre." Le vieux Cajun a retrouvé avec satisfaction la barre de craie blanche qu’il avait enfoncée à une certaine profondeur. Le différentiel est positif. Autour de nous d’ailleurs, il y a des marques de colonisation récente. La coriace écrevisse rouge a eu des nouveau-nés, qu’on voit à ces petites cheminées coniques de terre qui leur servent de terrier pendant quelques semaines.
Cela me rappelle un phénomène étrange qui s’est produit à La Nouvelle-Orléans après Katrina. Les grands ouragans tropicaux qui lessivent la Louisiane provoquent une vague, une sorte de tsunami, qui est d’autant plus violente que les marais et leur végétation dépérissent et ne servent plus aussi bien qu’avant d’amortisseur. De sorte que la vague emporte les sols et laisse une épaisse couche de boue sur les territoires dévastés. Les écrevisses ont été emportées aussi, et on a vu poindre cette année-là, dans de nombreuses parties de la ville convalescente, une foultitude insolite de volcans miniatures. L’artiste Willie Birch, qui habitait dans le 7th Ward, a même réalisé des sculptures de bronze à taille réelle des terriers qu’il avait dans son jardin, un projet intitulé Crawfish Dwelling, "Le logement des écrevisses", qui rendait assez bien l’idée de survie à la catastrophe. C’est aussi une métaphore frappante de la disparition des terres et des marais d’eau douce, de toutes ces côtes de la Louisiane qui reculent inéluctablement devant la mer. C’est l’écrevisse d’Apollinaire dans le Cortège d’Orphée :
Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s’en vont les écrevisses,
À reculons, à reculons.
Les auteurs en bref
Fondateur du collectif Urbain, trop urbain, Matthieu Duperrex est un auteur multimédia et chercheur. Il soutient en 2018 une thèse intitulée « Arcadies altérées. Territoires de l’enquête et vocation de l’art en Anthropocène ». Auteur de nombreux ouvrages collectifs, il signe ici son premier livre en nom propre.
Illustrateur, notamment pour la jeunesse, Frédéric Malenfer a publié chez La Martinière, Astragal, Actes Sud Junior, Mille et Une Nuits… Son travail a fait l’objet d’expositions, d’interventions, de performances dessinées et live painting.
Commentaires et critiques
Lire un article de Cathy Jurado dans Diacritik.
Avec ses bouleversantes études de fleuves, Matthieu Duperrex parvient à faire de la sédimentation à la fois une science des sols, et une philosophie de la nature extraordinairement labile et silencieuse.
Bruno Latour.
Informations
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Prix4,99 €
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Nombre de pages(non concerné)
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Parution01/11/2020
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Renseignements techniques
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Matériel recommandéTous supports et dispositifs hors liseuse
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Logiciel recommandéTous les navigateurs Internet
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Le numérique : un nouvel art d’écrire ?
Une évocation visuelle du livre
(À venir)
Un entretien fleuve avec l’auteur
Entretien de Jean-Christophe Cavallin avec Matthieu Duperrex autour de son livre, dans le cadre du Master "Écopoétique et création" Aix-Marseille Université, en partenariat avec la revue Diacritik.