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Je prends les mesures du corps de mon banquier. Je mesure ses épaules. Elles font quarante centimètres de large. Sur un niveau, je peux mettre sans forcer 600 banquiers à l’intérieur de la banque. Sur deux niveaux, 1 200. Sur trois, 2 400.

La première chose que je peux vous dire…

Maël Guesdon

Revue #121

Novembre 2024

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est que je commence par confondre le début et la conscience du début, et qu’il y a, dans ce décalage, un genre de piège qu’une partie de ma vie se consacre à déjouer en construisant des solutions qui prennent la forme de pièges souvent plus pernicieux que celui qu’elles souhaitent contourner.

L’intérieur d’un animal enfermé dans une cage

Je prends les mesures du corps de mon banquier. Je mesure ses épaules. Elles font quarante centimètres de large. Sur un niveau, je peux mettre sans forcer 600 banquiers à l’intérieur de la banque. Sur deux niveaux, 1 200. Sur trois, 2 400. Si tu prends un chiffre comme 237,7 milliards et que tu multiplies n’importe quelle image par ce chiffre, le chiffre aspire l’image et il n’y a plus que lui. Il suffit d’ajouter des zéros pour que les images finissent par se dissoudre.

Le banquier vit dans un pavillon en contrebas d’une colline. Du pavillon, on voit, sur le sommet de la colline, un vieux manoir qui chaque année perd un étage. La pluie traverse le toit, le grenier, les combles, puis l’étage supérieur et les chambres. L’eau coule jusqu’à la cave.

Il y a, à l’intérieur du petit banquier, la silhouette d’un chasseur qui fuit sa propre mort. Il y a l’idée qu’une inconnue pourrait s’arrêter une nuit et frapper à la porte. Il y a la branche d’un arbre flottant dans la rivière (en vrai c’est la nageoire d’un monstre immense, affamé, suffisamment plat pour glisser dans les zones peu profondes et qui cherche à t’attraper pour être moins seul). Il y a la mélodie entendue tout à l’heure pendant que le monstre passait. Elle est restée en toi comme un vers d’oreille. Il y a le vers tournant dans ton oreille et les autres animaux qui habitent le pavillon : l’acarien, la fourmi, le moucheron, les araignées, celles qui s’enfoncent dans un coin sous le lit ou près de la cheminée, celles qui circulent et viennent te chercher à l’aveuglette, en tâtonnant, sans trop savoir à qui elles ont affaire.

Tous les matins, le petit banquier note la date du jour suivie de cinq numéros, les mêmes cinq numéros, dans un cahier d’écolier à petits carreaux puis il referme le cahier sur la table de la cuisine. Il ne joue jamais. Mais, à 20h49, tous les soirs il reprend son cahier, allume la télévision et regarde s’afficher sur l’écran les résultats du loto. Il note dans son cahier les cinq numéros gagnants qui sont, chaque jour, différents des siens, ce qui le rend heureux. Lorsqu’un nuage dense fait face au soleil, au moment où son rayon le traverse avant de disparaître, le pavillon change de couleur. Le banquier regarde par la fenêtre le manoir entouré d’arbres. D’un coup, la cuisine du pavillon se couvre d’une pellicule dorée et le manoir, lui, reste dans l’ombre.

À 21h, le banquier met un euro dans une boîte près de son lit.

Un mot écrit projette le mot dans l’air. Les choses projettent dans l’air ce qu’elles sont. La peau résiste aux bombardements. Et tout s’écoule.

Le petit banquier passe ses nuits à regarder la lumière blanche du téléphone. Elle qui éclaire le mur de sa chambre puis disparaît sans prévenir. C’est le contraire de la lumière du jour qui n’arrête pas de multiplier les transitions, les transitions de transitions, les modulations tellement fines qu’on ne se rend compte de rien, jamais, pendant que tout change. Et la transformation, quand tu la vois, est déjà une transformation passée, maintenant prise dans un autre mouvement, plus lent et plus dangereux que le précédent.

Au sommaire

  • Texte inédit « L’intérieur d’un animal enfermé dans une cage »
  • Bio-bibliographie de Maël Guesdon
  • Le questionnaire ludique ! [extraits des réponses]
    • Un son ou une musique ?
      J’ai en tête un mélange, une sorte de pot-pourri envahissant qui prend la forme d’un ver d’oreille. Mais c’est un ver d’oreille mutant, difficile à décrire donc puisqu’il se transforme et mélange les sons…
    • Un toc de langage ?
      Je crois que j’aurais du mal à choisir un toc plutôt qu’un autre. Ils s’accrochent, ils relient sur un mode générique les phrases, ils passent de personne en personne, nous les laissons s’installer assez volontiers, ils jettent des ponts. Ils rassurent avec leur défaut, ils donnent même l’occasion de les critiquer.

Édito

Maël Guesdon aime le ou les récits ; étranges, distanciés, nourris d’images dans la tapisserie qui colorent leur fiction mouvante, leur ton ; mais également comme « monde parfaitement littéral », permettant à l’investigation poétique et théorique de s’y loger, d’y tramer quelque chose. S’intéresser à des personnages, par exemple, mais s’appuyer sur un corpus, prélever des lignes, agencer des strates de matériau ; voire jouer quelques notes sur un orgue Yamaha Electone A55N, antédiluvien, en guise de pause dans un grand appartement près du port ; où « aller chercher des phrases très loin de soi », comme le dit Maël dans son entretien avec Roxana Hashemi ; ce qui pourrait être l’objectif de toute résidence d’écriture ou de lecture, d’ailleurs. Les vers de Sorgue, puis les phrases et les brefs paragraphes de Voire et Mon plan, ont déjà posé une certaine tonalité de cette recherche — mate, sensible, sans effet ; assez mystérieuse, aussi. Notamment en haut et à la verticale des pages étroites de ces deux derniers livres, comme juchés au sommet d’un mur. Plans de lecture et de vision, de pensée, où les choses avancent touche par touche, avant d’être reprises par la note ou le récit bref, légèrement vrillé. « Au moment où j’écoute, une phrase se répète » ; pas si loin du conte, finalement.

Grâce au partenariat engagé avec La Marelle, le Cipm a souhaité coproduire cette résidence, ponctuée par une rencontre à la librairie L’Odeur du Temps le 26 octobre 2023. Nous avions proposé à Maël d’inviter à son tour un auteur ou une autrice. Maël n’a pas lu un texte mais parlé, livré un récit autour d’un texte ; à moins qu’il s’agit d’un tressage entre le parlé et l’écrit, puisqu’il a été vite difficile de discerner la forme exacte de cette voix. Son invitée, Elsa Boyer, autrice de récits et d’essais, a lu quant à elle un travail de poésie déclenché par cette invitation même ; chacun réalisant ainsi un pas de côté dans son écriture, et offrant un moment d’expérimentation heureuse. Ce texte d’Elsa Boyer est déjà devenu un livre (Laminaire, Zoème, 2024), et Maël Guesdon poursuit à la fois ses projets de livre et sa codirection des éditions Corti avec Marie de Quatrebarbes. « Quand un son persiste, un autre le prolonge, mais sous quelle condition ? » De le suivre. Nous le suivons.

David Lespiau,
pour le Cipm, octobre 2024

Informations

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

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