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Je ne me souviens pas du premier mot écrit sur les murs
Ni de la langue, ni du nombre de lettres, ni de la forme, ni de la couleur
Je ne me souviens pas du premier mot scandé
Je ne me souviens pas de la première pierre lancée
Je ne me souviens pas de la première vitre brisée

La première chose que je peux vous dire…

Valérie Cachard

Revue #120

Mars 2024

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est que ma tante Mimi a souvent raison. À mon arrivée, je lui envoie une vidéo de la Villa Deroze. Elle réagit en message vocal : « Ma chérie, je l’ai regardée deux fois. C’est un calmant. Profite bien du jardin. Qui a besoin de Xanax quand on est dans un si beau cadre ? ». Vingt-deux jours plus tard, je reçois un message écrit : « Tout va très bien chez nous, pas de guerre, ne t’inquiète pas, la vie est belle ». Tante Mimi a souvent raison. Répéter cette phrase comme un mantra…

Des mots sur un mur

Octobre 5 / 2023

Où le moment de l’écriture rejoint l’instant présent
Où le moment présent est taché de sang
Où le moment de l’écriture devient encore une fois dispersion, deuil, empêchement, incertitude, remise en question de l’acte d’écrire

 

1- La parenthèse

Les matins à La Ciotat sont radieux
Ils irradient de cette lumière qui nourrit la peau, la brunit juste ce qu’il faut, ramène à la surface de mon corps et dans la prunelle de mes yeux leur héritage méditerranéen

Je suis arrivée le 20 septembre
Et depuis
je me réveille avant ou avec le soleil
Je renoue avec cette habitude d’accueillir le jour autant qu’il m’accueille
Je sens se déposer tous les résidus des quatre dernières années
L’eau fraiche de la mer contribue au nettoyage en profondeur
Goodbye tristesse

Une après-midi je descends vers la plage avec Etel Adnan dans mon sac
Grandir et devenir poète au Liban
Un vrai bijou, aurait dit mon père
Le contenu évidemment, mais aussi l’épaisseur du papier, les dessins délicats de Simone Fattal, les couleurs, le carton de la couverture qui donne envie au bout des doigts d’en imprimer les stries. Je descends vers la plage avec l’enfance d’Etel, son adolescence, une éducation dans une école tenue par des sœurs
Certains passages font écho à la mienne même si quatre générations nous séparent

Il y a aussi ses prises de conscience, son évolution, son lien avec le mot écrit et puis cette phrase
Développer des pensées intimes fut mon premier acte de rébellion, d’émancipation.
Lire l’acte de se rebeller à l’endroit de l’acte du développement de la pensée ressemble à une plongée en eau-méditerranée
Ce rendez-vous entre soi et soi
Cette attention portée à ce que les autres ne voient pas et qui bouillonne à l’intérieur
Ce quelque chose qui nous rend individu à part entière
Donner pleine vie à la voix intérieure
Je pense donc je m’émancipe

Sur la plage je me laisse aller, lis, souris en lisant, ramasse des galets
je m’enfonce dans le sable, plonge dans l’eau glacée, m’éloigne du rivage, flotte, lâche
Je me meus lentement, respire, m’entends respirer, remonte, sèche au soleil
Le sel dessine des traces blanchâtres irrégulières là où ça lui chante
Je mange une glace, deux parfums, figue et violette, le second comme un hommage au prénom d’une grande tante inconnue
Ma langue passe et repasse sur mes lèvres
Le sel marin se mélange aux saveurs fruitée et florale.

(À suivre…)

Au sommaire

  • Texte inédit « Des mots sur un mur »
  • Bio-bibliographie de Valérie Cachard
  • Le questionnaire ludique ! [extraits des réponses]
    • Un son ou une musique ?
      Tamburrieddhu mia du groupe Canzoniere Grecanico Salentin.
    • Un oloé ? [Oloé : « espace élastique où lire où écrire », mot créé par Anne Savelli]
      Une des tables en bois de la terrasse d’Onomatopeia, un lieu associatif dédié à la musique à Beyrouth.
    • Un a priori sur Marseille ?
      Je peux dire que j’ai cédé à son charme mais que je la tiens à distance.
    • Un agacement ?
      Les raccourcis, les généralités et les amalgames…
    • Un toc de langage ?
      « Je ne sais pas » pour débuter ou clore la majorité de mes pensées.
    • Une bonne résolution pour cette résidence ?
      Tester tous les espaces et toutes les tables sur lesquelles il est possible de travailler dans ce lieu incroyable.

Édito

Valérie Cachard, en résidence à La Villa Deroze à La Ciotat entre septembre et novembre 2023, a travaillé à un projet qui germe depuis longtemps – depuis le mois d’octobre 2019 exactement. Octobre 2019, c’est le début d’une vague de manifestations, la population libanaise descend dans la rue pour réclamer la chute du régime économique et politique qui dirigeait le pays depuis la fin du conflit armé en 1990. Cette mobilisation collective est déclenchée par la décision du gouvernement d’imposer de nouvelles taxes dans le cadre de sa politique d’austérité, en particulier la « taxe WhatsApp », qui aurait rendu payant un service d’appel gratuit dans le monde entier. Partout au Liban, des personnes se sont levées contre la classe politique accusée de corruption, et ont réclamé la justice sociale.

« Ce fut un mouvement de désobéissance civile qui s’est distingué par la joie, une créativité débordante et un humour décapant. Ce fut un mouvement festif, jeune qui m’a montré que j’ai passé un cap, que je fais partie désormais d’une autre génération que celle qui bouillonne dans les rues. […] C’est un mouvement dans lequel j’ai eu du mal à trouver ma place, et dans lequel j’ai été incapable de faire entendre ma voix. Je suis resté à sa périphérie, en écoute et aux aguets. J’ai été d’accord avec ce que ce mouvement exige, ai été capable de l’écrire mais pas de le dire. »

Depuis 2019, pendant des mois, Valérie Cachard a collectionné ce qui s’écrivait, se dessinait, s’effaçait, se barrait sur les murs de Beyrouth. À partir de cette collecte, elle souhaite écrire un texte sonore et modulaire qui interrogera l’histoire en marche, les notions de révolte, de révolution, de conscience, de besoin de construction d’une nouvelle mémoire, de vie excessive et d’excès de vie, d’autocensure, de voyeurisme, d’inertie, et de souffle. Quelques années après donc, à La Ciotat, ce matériau s’agence et se transforme, prend une voix que nous sommes heureuses de pouvoir faire entendre ici.

Fanny Pomarède
pour La Marelle

Informations

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

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