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Il était là, face à lui, gigantesque vaisseau de métal, sarcophage de tôle riveté, carcasse resplendissante.

La première chose que je peux vous dire…

OKZK

Revue #117

Avril 2023

La première chose que je peux vous dire…

La première chose que je peux vous dire c’est que ce bateau est peut-être à vendre.

La Florentaise

47°22’07.8"N    1°00’48.8"W

 

"La première chose que je peux vous dire c’est que ce bateau est peut-être à vendre mais personne ne l’a jamais vu à flot." lui avait-il lancé.

Il était là sûrement par hasard, arrivé sur cette route grâce à quelques indications, souvent accompagnées de gestes mal assurés et d’informations contradictoires. Un temps, il avait cherché la direction d’une cimenterie en suivant les panneaux censurés par la poussière de sable, et maintenant la route s’arrêtait.
Face à lui, l’ancien pont ferroviaire se perdait dans la brume, sa structure en croisillons s’estompant peu à peu, le béton et l’acier amputés par le ciel.
Il s’était avancé sur une cinquantaine de mètres, fébrile, se retournant de temps à autre en prenant soin de ne pas trébucher sur les rails. Désormais assuré que derrière lui la rive n’était plus visible, il s’était arrêté, serrant contre sa hanche un petit sac de papier kraft au rebord supérieur délicatement replié.
Là, sur cet îlot bétonné, ce morceau de route détaché du monde, il pouvait enfin reprendre son souffle. Il se trouvait exactement à cet endroit n’appartenant à aucune terre ni aucun drapeau connu, cet endroit qu’aucun homme n’avait pu cartographier.

D’une main, il s’était agrippé à la rambarde : le morceau d’espace flottant sur lequel il se trouvait aurait pu l’emporter au large. Pendant un instant, l’espace du pont – espace autre livré à l’infini – lui avait permis de se retrouver. Maintenant il était perdu. Du rivage ne subsistait qu’un bruissement lointain et la menace de retrouver la terre ferme.
Il s’était tourné vers le vide, le cherchant vaguement des yeux, ne sachant pas où le ciel s’arrêtait. Il avait cru le deviner et s’était alors précipité, poussé par une force qui, croyait-il, l’avait depuis longtemps quitté. Plus il avançait, plus la forme qu’il voyait se dessiner paraissait dériver, déclenchant en lui une vive inquiétude. Après une vingtaine de mètres, son contour se découpait enfin, sortant de la brume, sa structure se dévoilait. C’était bien lui.

Il aurait voulu sauter du pont pour l’atteindre. On l’avait laissé tellement loin, on l’obligeait maintenant à rejoindre l’autre rive. Sortant du brouillard, rampante, sa forme longiligne luisant au soleil semblait s’être appuyée sur la pile du pont pour s’arracher du bord. D’ici, elle paraissait former un bloc solide et hermétique, permettant toutes les hypothèses : l’intérieur était-il encore intact ou avait-il été vandalisé par mille écrits pseudonymiques ? La cabine était-elle au sec ? Combien d’occupants, de brasiers ou de rêves avaient-elle abrités ?

Sans plus attendre, il augmenta la cadence de ses pas, les traverses de bois s’espaçaient.
Le bâtiment était à présent parfaitement visible à travers le garde-corps. Il l’appelait, immobile et silencieux, il l’appelait, lui, seulement lui.
Il n’y avait désormais plus de rail au sol, plus de rambarde, plus de pont. Les structures avaient volé, soufflées au loin, remplacées par un nuage de sable fin : il était arrivé à la cimenterie. Soudain, le bruit caractéristique du verre qui se brise avait rompu le silence. Une fois, deux fois, trois fois. Les tintements se succédaient tant et si bien qu’on pouvait presque y déceler un rythme. En direction de celui-ci se tenait une silhouette dont la voix à peine couverte par le bruit le hélait : "C’est le bateau que vous cherchez ?" Elle faisait un ensemble de gestes d’un bras et de l’autre continuait de jeter du verre. "Vous pouvez passer par les champs pour le voir, il faut contourner par là-bas juste avant les habitations. Mais je ne sais pas s’il est à vendre."

Rien dans ce guide ne paraissait crédible. Ni le sourire qu’il affichait constamment, ni sa maigreur, ni la régularité des tâches de sa salopette verte. Rien ne paraissait vrai. "Il y a de belles baraques à voir mais pour le bateau, il est peut-être à vendre, mais personne ne l’a jamais vu à flot."

Au sommaire

  • Texte inédit "La Florentaise"
  • Bio-bibliographie de Nelson Chouissa et Eloi Jacquelin
  • Le questionnaire ludique ! [extraits des réponses]
    • Une journée type de l’écrivain au travail ?
      On a repéré quelques emplacements sur Google Maps…
      Et "cachés" dans ce texte : Un agacement et un Oloé [Espace élastique où lire où écrire : mot créé par Anne Savelli] 

Édito

Diplômés des Beaux-Arts, Nelson Chouissa et Eloi Jacquelin ont formé le projet OKZK en 2016. Artistes pluridisciplinaires, leur travail convoque plusieurs médiums – récit, photographie, sculpture, dessin, son, vidéo, installation numérique – et plusieurs approches – enquête de terrain, recherche documentaire, utilisation d’algorithmes et technologies numériques, écriture – pour interroger les notions d’abandon, de ruine, d’obsolescence. En explorant des lieux désaffectés aussi divers que les décharges sauvages, les anciennes carrières, les friches industrielles ou les villes fantômes, en pénétrant les complexes militaires comme les lotissements vacants, OKZK regarde ces lieux comme des univers hautement poétiques et oniriques.

Leur projet Creuser le paysage est un récit d’exploration questionnant l’impact écologique des mines et carrières abandonnées sur les territoires et leur environnement. Entraînant le lecteur dans une déambulation poétique, on suit un explorateur dans un paysage minéral entre désert de sable, tunnel de calcaire et rivière contaminée. Il va découvrir les enjeux de "l’aprèsextraction" et les problématiques qui lui sont liées. Au fil de ses errances et réflexions, il interroge l’humanité dans son rapport au construit, aux ressources et à la nature en tentant de répondre à la question : à l’ère de l’anthropocène, que nous racontent encore ces lieux que l’on a creusés puis abandonnés ?

Si la Friche la Belle de Mai n’a de "friche" plus que le nom, elle reste un espace de récit, où s’inventent des formes et s’élaborent des écritures, elle est un laboratoire politique et poétique. Quel meilleur endroit pour accueillir les chantiers hétérotopiques d’OKZK ?

Fanny Pomarède
directrice de La Marelle, avril 2023

Informations

Renseignements techniques

Cette revue est disponible dans sa version papier ou en ligne, au format .pdf téléchargeable.

La revue de La Marelle