Je passerai du temps à rencontrer les clients de passage. Ils deviendront les protagonistes de nouvelles que j’écrirai, des histoires vécues en huis clos dans la chambre qu’ils ont occupée. Nous serons dans leur intimité, leur conflit, leur joie, leur peur, leur plaisir, leur retrouvaille, leur rupture.
La première chose que je peux vous dire…
Camille Guichard
Revue #116
La première chose que je peux vous dire…
La première chose que je peux vous dire — et je l’ai vécue à l’hôtel Ryad à Marseille, en attendant que les clients acceptent de se faire photographier dans leur chambre, se prêtent au jeu du portrait, dépassent leur peur et la suspicion de voyeurisme, s’inventent une histoire, le temps de la pose, qui pourrait alimenter la fiction que j’envisage d’écrire, où il serait question d’amour, de transformation du corps, d’épuisement et de passion —, est une évidence : les personnages ne naissent pas du hasard, ils préexistent à la fiction. Un appel d’air et ils s’animent, un signe et ils respirent.
Intimités (titre provisoire)
Au départ, une chambre d’hôtel, face à la mer, en bordure de la Corniche, à Marseille.
Troisième étage, petit balcon, première séance de photo avec ma femme.
Assise sur le lit, face à l’objectif, regard de défi.
Puis nue, allongée, le drap froissé en premier plan, le buste dans le flou orangé d’une fin d’après-midi.
Les poses se succèdent, la chambre devient notre studio photo, une écriture voit le jour. Encore timide, mais sincère.
C’était il y a vingt-cinq ans.
Un long plan séquence d’une vingtaine de nus sera pris dans cette chambre. L’histoire racontée à partir de ces images parle de mon rapport au modèle photographié, à la nudité, au dévoilement du corps, à l’acte photographique comme acte sensuel et amoureux, où le regardeur est acteur de la fiction qui défile devant ses yeux. Et comme le dit Philip-Lorca diCorcia, l’interprétation est offerte à celui qui regarde, mais ce n’est intéressant que dans la mesure où la narration que construit la personne qui regarde est aussi vague que celle qu’il propose. C’est une méditation sur des aspects de sa vie… Une rêverie.
Les années passent, d’autres lieux convoquent de nouvelles séances photos, où les prises de vues dans la nature prennent petit à petit une place prépondérante. Nus flous perdus dans une végétation printanière ; l’herbe, le sable, les frondaisons et le soleil surexposent la nudité dans des poses qui rappellent certaines sculptures de Maillol, comme celles du jardin des Tuileries qui représentent des allégories sur plusieurs thèmes. Les Sentiments, les Impressions, les Facultés, la Douleur…
Les couleurs sont vives, les courbes se laissent deviner.
Le regardeur doit imaginer ce qui se joue devant lui, l’intimité qui se perçoit malgré le corps indistinct qui lui est présenté.
Un texte accompagne les photographies, le modèle exprime ses pensées, parle du rôle qu’il joue pour s’inclure dans la fiction de son homme. Une communication s’établit entre elle et l’écrivain, ils s’adressent des lettres, expriment les émotions qu’ils ressentent, à la fois devant et derrière l’objectif. Mais aussi loin l’un de l’autre, dans le manque des séances photo, l’absence du regard. Un récit intime où le romanesque s’invite à la réflexion sur le couple, la photographie impulse des moments de vie intenses et efface les frontières entre la réalité et la fiction.
La nature est omniprésente, elle est un écrin, protège le modèle, donne une distance qui permet d’être dans la suggestion. Au point par moments de l’absorber, de s’en éloigner pour marquer des pauses et laisser les images s’imprimer dans la mémoire du regardeur. Il est temps que le photographe pose son appareil, oublie son modèle, pour se perdre dans la végétation, essayer de ne plus penser, écrire le mal qui le tiraille quand elle n’est plus là.
La série photo s’achève et je la nomme "Il regardait sa femme comme si elle était toujours son amante."
Vingt-cinq ans plus tard, la photo originelle prise dans la chambre de l’hôtel Peron ressurgit. Présente et entêtante. L’idée de revenir à Marseille pour faire une nouvelle série de nus de ma femme dans le même endroit, plus de deux décennies après, ne me quitte plus. J’envisage de prendre des photos dans des poses similaires à celles que nous avions choisies à l’époque, comme si les murs de la chambre avaient gardé en mémoire les séances passées.
Une résidence dans l’hôtel me semble la meilleure option pour clore mon travail.
Je soumets mon projet à La Marelle, en ajoutant un travail d’écriture à ma séance photographique où je compte raconter des histoires courtes sur des personnages qui ont occupé la même chambre, le temps d’un week-end, une nuit, voire plusieurs jours. Des couples, des clients solitaires, des amants, des inconnus, toutes générations confondues. Une sorte d’écrit choral où s’entrecroiseraient des moments de vie dans ce lieu qui s’apparenterait finalement à une scène de théâtre.
La Marelle accepte ma proposition, la résidence a lieu un an plus tard. Quelques mois avant de partir, j’apprends que l’hôtel Peron est fermé, définitivement. Panique.
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Au sommaire
- Texte inédit "Intimités (titre provisoire)", extraits
- Bio-bibliographie
- Le questionnaire ludique ! [extraits des réponses]
- Un son ou une musique ?
"Now we are free", du film Gladiator - Un coup de cœur artistique ?
Revisor de Crystal Pite. - Un auteur fétiche ?
Richard Powers - Une journée type de l’écrivain au travail ?
Écriture, réécriture…
- Un son ou une musique ?
Édito
Camille Guichard, écrivain, photographe, réalisateur, avait un projet bien précis pour sa résidence à La Marelle. Il souhaitait effectuer sa résidence non pas dans un des appartements mis à disposition des auteurs, mais dans une chambre de l’hôtel Peron, sur la corniche Kennedy à Marseille. C’est dans cet hôtel en effet qu’il avait réalisé ses premières photographies de nus féminins, le modèle étant une jeune femme devenue plus tard son épouse. Il s’agissait donc, dans ce projet initial, d’y revenir, et d’y faire une nouvelle série de photos de son modèle. Un travail qui devait s’inscrire dans la continuité de son activité d’écriture et de son rapport à la photographie, qui tient pour lui une place de plus en plus importante.
Mais entre le moment où Camille Guichard a déposé sa candidature, qui a de suite séduit notre jury, et la date prévue pour le début de son séjour, nous avons découvert que l’hôtel Peron avait fermé définitivement ses portes ! Il a donc séjourné à l’hôtel Le Ryad, puis au Frac Sud, où il a réinterrogé son projet, la place qu’allait prendre la photographie dans et pour l’écriture du récit, son rapport aux modèles… Durant son séjour à l’hôtel, il a alors pris en photo les clients dans "leurs" chambres, mais aussi, dans ces mêmes chambres, le personnel, qui les occupait bien entendu dans une posture complètement différente. Quelques-unes de ces photographies sont visibles dans cette revue.
Le travail de Camille Guichard s’est donc en quelque sorte infléchi vers davantage de fiction, vers l’inconnu, même si une certaine forme de réflexivité y tient toujours une place importante. À La Marelle, quelques semaines après la fin de son séjour, nous savons désormais que cette résidence pleine d’imprévus lui aura été utile, et nous sommes heureux d’avoir accompagné ce projet pendant un bout de son chemin, un chemin capricieux mais fertile.
Roxana Hashemi et Pascal Jourdana,
pour La Marelle
Informations
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Prix3,00 €
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Nombre de pages16
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Parution29/03/2023
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