À l’extérieur, quand les animaux se croisent, ils gardent une distance. Ils se regardent, ils se reconnaissent puis passent leur chemin. Cet écart est sans doute le premier poème du monde, un poème oublié depuis longtemps.
La première chose que je peux vous dire…
Olivia Tapiero
Revue #115
La première chose que je peux vous dire…
La première chose que je peux vous dire c’est que la poussière n’est pas une matière, mais une condition.
Un carré de poussière (extraits)
ENQUÊTE
Il y a tous les jours des gens qui disparaissent. Dans le plastique, dans la mer, il y a des gens qui disparaissent.
Il y a des décharges à ciel ouvert où des enfants errent dans les poubelles du reste du monde. Ils se droguent en respirant les carburants des jets privés. On dit que leurs pieds s’enfoncent dans les strates d’ordures, que parfois leurs corps disparaissent, et que personne ne vient les chercher. Pourtant, on a trouvé des sculptures étrusques dans la boue. On a procédé à de délicates excavations.
Il y a des continents-déchets, des corps-déchets. Des déchets dans le sang, du plastique dans un fœtus dans du plastique. Il y a des humain·e·s déchets, on dit que ce sont des outils, des ressources, ou bien des parasites. Les guerres se déclarent souvent de la même manière, mais tous les cadavres ne naissent pas égaux.
De Calais à Montréal, les forces de l’ordre crèvent les tentes des sans-abris et les traînent au sol comme des déchets. Les gens qui habitaient ces tentes ont ce même statut d’ordure. Ils sont la boue qu’on creuse pour arriver à notre visage. La cité telle qu’on la connaît dépend de leur évacuation vers des périphéries de moins en moins possibles, de plus en plus près de l’exécution sommaire. Une lettre m’apprend que si je n’arrive pas à payer le loyer, je suis éligible à l’aide médicale à mourir.
Cet hiver, à Winnipeg, un tueur en série a assassiné plusieurs femmes autochtones. Il a avoué avoir disposé des corps de deux de ses victimes dans une décharge, et les forces policières ont refusé de les chercher. Autrement dit, les forces policières considèrent que ces corps de femmes appartiennent aux décharges, qu’il est impossible de les extraire, de les séparer de l’ordure.
Bientôt il n’y aura plus personne à qui s’adresser. Alors je parle ici comme une main négative. Je transpire un sel imbuvable, comme un mauvais présage – mes sécrétions portent le secret d’une chose inénarrable. Il fait chaud et la chaleur me rappelle à la mort qui vient. Les cafards et les fantômes seront nos témoins indifférents. Les fantômes ne sont pas là pour nous hanter, ni pour nous prévenir, mais pour nous accompagner vers la fin, depuis la fin. La vérité passe par cette blessure.
Il y a toujours une interdiction dans ce qui nous est assigné – c’est pourquoi il faut être prête à tout trahir. Ma bouche est une caverne où se jouent les ombres du discours. Désormais ma seule vocation c’est de désintégrer la raison pour montrer que c’est la désintégration qui raisonne. Alors je plonge les bras dans la boue de la pensée. Je palpe les hirondelles aux yeux troués, les bonnes à tout faire, les violées, tous les corps étrangers. J’accumule des artéfacts cauchemardesques, je les empile et les laisse s’effondrer. Je m’effondre avec eux, m’allonge au centre des choses. Je pose des pierres autour du dépotoir, et j’attends le langage de ma mythologie. Plus je parle et plus je m’approche du sol, ma bouche se remplit de terre. Le désert est toujours là. Dès qu’on cesse d’apparaître on le sent. La matière a le pouvoir de nous engloutir. De l’autre côté de notre folie, les déserts répandent leur poussière dans le monde, par les vents, pour fertiliser les jungles et les forêts tropicales. Mais les temps ne coïncident plus. Un drone vibre à l’intérieur d’un coquillage. Les vents arrivent et il n’y a plus de jungles, plus de forêts. Il n’y a plus de vent. Alors les sables fertilisent des arbres arrachés déjà, et sous la terre le plastique attend.
Au sommaire
- Texte inédit "Un carré de poussière", extraits
- Bio-bibliographie
- Le questionnaire ludique ! [extraits des réponses]
- Un a priori sur Marseille ?
Je l’ai aimée avant de la connaître. - Un toc de langage ?
Je commence toujours mes phrases par "Non, mais"… - Une journée type de l’écrivaine au travail ?
J’angoisse, j’évite, je plonge, j’efface, et je fais avec les restes…
- Un a priori sur Marseille ?
Édito
Olivia Tapiero est une femme aux talents multiples. Poète, romancière, traductrice, musicienne, elle a déjà publié plusieurs ouvrages. À Marseille, la revue Muscle, dirigée par Laura Vazquez et moi-même, suit son travail depuis longtemps et a eu la belle opportunité de publier l’an passé un de ses textes. Lorsqu’elle a candidaté pour une résidence d’écriture à La Marelle, Muscle a proposé de soutenir cette période de création, tout comme le Centre international de poésie Marseille. Le projet d’Olivia Tapiero nous a toutes et tous mis d’accord ! Elle a ainsi passé un mois d’écriture à La Ciotat, puis un mois à Marseille, pour continuer un projet d’écriture ambitieux (comme tout son travail) et stratifié (comme tout son travail) : Un carré de poussière.
Les textes de cette revue en sont extraits. Dans ses mains, les textes fondateurs de la philosophie occidentale deviennent des scènes de crime, et donc des terrains d’enquête. Médecin légiste et technicienne en scène de crime, l’autrice enquête, re-constitue, intervient dans les textes originaux par biffage, et la narratrice "efface l’effacement" qu’est le texte philosophique "pour trouver son témoignage".
L’enjeu est grand, et beau : il s’agit de retrouver les corps enterrés sous notre vision du monde, ceux contre lesquels il s’est construit, et de leur donner une place. Il s’agit de rétablir quelque chose. Et il s’agit de le faire par l’écriture littéraire, par la fiction, par l’agencement de différentes couches sémantiques et poétiques.
La Marelle est fière d’accompagner ce projet sur un bout de son chemin.
Roxana Hashemi,
pour la revue Muscle et La Marelle
La revue radiophonique
La "revue radiophonique", enregistrée en studio à Marseille, puis diffusée sur les ondes de Radio Grenouille et en podcast sur la plateforme Transistor.
Informations
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Prix3,00 €
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Nombre de pages12
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Parution10/02/2023
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Renseignements techniques
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