En résidence de création
Sur la route du Danube
Emmanuel Ruben
Le projet
Écrire une remontée du Danube à vélo, depuis son delta dans la Mer Noire jusqu’à sa source dans la Forêt-Noire.
Note d’intention de l’auteur
J’aime Marseille et j’ai toujours rêvé d’y vivre. C’est une des rares villes, en France, où je sens que quelque chose d’essentiel – qui changerait ma vie, mon regard sur le monde, mon travail d’écrivain – pourrait m’arriver à chaque instant, à chaque coin de rue. J’y suis venu quelquefois, la première ce devait être en 2002, peu après l’ouverture de la ligne TGV – je venais de Lyon, où je suis né, où j’ai fait mes études, et Marseille était pour moi comme une libération, un nouveau souffle, un horizon redéployé – quelques années plus tard, j’ai écrit quelques pages sur cette découverte, qui se retrouvent dans mon deuxième roman publié, Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu. J’évoque dans ces pages le fantasme – très vif à l’époque, hélas jamais réalisé – de m’embarquer dans le port de Marseille pour l’Algérie de mes ancêtres.
Je n’ai jamais fait ce voyage, je le ferai peut-être un jour, mais en attendant, c’est d’un tout autre voyage dont il est question. En septembre dernier, j’ai remonté le Danube, à vélo, de Novi Sad – ville de Serbie où j’ai vécu deux ans, d’où je reviens actuellement – jusqu’à Mulhouse. Du 15 juin au 15 juillet prochain, je remonterai de nouveau le Danube, à vélo toujours, d’Odessa – où j’ai prévu d’atterrir – à Novi Sad. J’ai commencé à ébaucher un livre sur cette remontée du Danube à vélo et à contre-courant, un livre qui s’intitulerait peut-être le Cycle du Danube.
Je vois déjà l’étonnement dans vos yeux : quel rapport, franchement, entre le Danube et Marseille ? Entre Odessa, grand port de commerce tourné vers la Méditerranée, et Marseille, pourquoi pas… Mais le Danube ? Aucun rapport, à part peut-être l’histoire militaire : Marseille a été libérée en 1944 par l’armée Rhin-et-Danube et sur la corniche, face au large, s’avance encore aujourd’hui cette Porte d’Orient, édifiée en 1927, qui rappelle entre autres les combats de l’Armée du Danube à la fin de la première guerre mondiale, contre les Autrichiens, les Bulgares, les Turcs, puis les Russes, ce qui s’achèvera par les grandes mutineries révolutionnaires de la Mer Noire.
Ce que j’aimerais mettre en lumière dans ce livre, c’est le lien – souvent négligé – entre le Danube et la Méditerranée. Quoiqu’il gèle quelques jours en hiver, le Danube est aussi – or cet aspect est toujours sous-estimé dans les livres et les études qui lui sont consacrées – un fleuve balkanique et méditerranéen. Du fait des contraintes du relief, rares sont les grands fleuves d’Europe qui appartiennent au bassin méditerranéen. Alors que la plupart des grands fleuves d’Europe se tournent vers l’Atlantique, la Mer du Nord ou la Baltique, seuls six grands fleuves irriguant notre continent se dirigent vers la Méditerranée : l’Ebre, le Rhône, le Tibre, le Po, l’Evros et le Vardar. Le Danube, qui prend sa source dans la Forêt-Noire, se jette dans la Mer Noire. Mais par son tracé, par son histoire, il n’appartient pas seulement au monde germanique et mitteleuropéen, qui se l’est accaparé, qui en a fait son artère vitale, sa voie d’expansion majeure, son médium poétique et idéologique. Le Danube est aussi l’un des fleuves majeurs des civilisations euro-méditerranéennes. Le sud est le grand oublié de l’histoire et de la littérature danubienne. Il faut faire revenir – intellectuellement, s’entend – le Danube vers le sud et vers l’Orient, qui sont les directions naturelles de son cours.
Sur le plan géographique, une grande partie du tracé du fleuve s’écoule au sud du 45e parallèle nord, qui peut apparaître, à certains égards, comme la limite nord du monde méditerranéen ; d’ailleurs, Novi Sad, la ville où j’ai vécu pendant deux ans, se situe non loin de ce parallèle et se considère comme la ville la plus septentrionale du monde méditerranéen. Si l’hiver peut être rude, il est vrai que le printemps et l’automne sont particulièrement doux et ensoleillés. En Serbie, en Bulgarie ou en Roumanie, l’influence méditerranéenne est assez nette sur la rive sud du Danube, qui joue le rôle d’une barrière climatique. D’autre part, des pays méditerranéens comme la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro ou la Macédoine appartiennent au bassin versant du Danube.
Les Grecs et les Romains connaissaient bien le grand fleuve européen : ils l’appelaient Istros ou Danuvius ; Hésiode, Hérodote, Strabon, Ptolémée, Dion Cassius, Diodore de Sicile, Pline le Jeune, Marc Aurèle, Ovide – qui fut exilé sur ses rives – ont tous écrit sur le Danube. Les Grecs ont établi des comptoirs et des colonies dans le delta du fleuve. Les Romains ont échafaudé sur son tracé le limes, leur grand barrage contre les Barbares. Jusqu’à une date récente, les bateliers du Danube, en Roumanie, en Bulgarie ou en ex-Yougoslavie, étaient tous grecs. Dans le film du réalisateur grec Théo Angelopoulos, le Danube joue un rôle majeur – à la faveur d’un long plan-séquence où l’on voit une statue de Lénine gigantesque et déboulonnée descendre le fleuve sur une barge. Les sultans ottomans rêvaient de détourner son cours et de le faire entrer dans Istanbul – où il se serait déversé dans la Mer de Marmara : ce projet grandiose n’a jamais vu le jour mais il dit bien le lien privilégié qu’entretenait la civilisation ottomane (héritière en cela de l’Empire byzantin) avec le plus grand fleuve d’Europe (après la Volga). Un écrivain et voyageur turc du XVIIe siècle comme Evliyâ Çelebi (1611-1682) a remonté plusieurs fois le Danube, qu’il a décrit à maintes reprises dans son Livre des voyages (Seyahatnâme). Autrefois, le long du Danube, on ne trouvait pas seulement des colons germaniques – souabes ou saxons, protestants ou catholiques – mais aussi des communautés juives – ashkénazes ou séfarades – et des minorités musulmanes – Turcs, Albanais, Bosniaques, Tatars de la Dobroudja, Rroms islamisés. Aujourd’hui, le Danube, c’est aussi et surtout la route des réfugiés – pour eux, c’est une autre Méditerranée, une autre mer intérieure, une voie peut-être moins périlleuse mais tout autant semée d’embûches, avec les goulots d’étranglement de ses frontières récemment barbelées, qui s’ouvre et se ferme à travers l’Europe ; mon projet d’une remontée du Danube à vélo et à contre-courant, qui me permettra d’éprouver dans mes cuisses et dans mes mollets ce que signifie, en 2016, traverser l’Europe en comptant sur ses propres forces, se fera bien sûr l’écho de ces migrations qu’Elisée Reclus saluait déjà en son temps, dans son Histoire d’un ruisseau.
Tout au long de mon trajet, je m’efforcerai de capter des images des paysages traversés et des gens rencontrés ; pour cela, mes instruments seront une caméra go-pro accrochée à mon casque de vélo, un appareil photo et des carnets de croquis – puisque je pratique aussi le dessin et l’aquarelle. Ces différentes captations pourront donner lieu – éventuellement grâce à la collaboration d’un artiste – au croisement des disciplines ainsi qu’à des restitutions vivantes de mon travail en cours.
Emmanuel Ruben
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