Résidence numérique
La personne perd en général
Antoine Hummel
Le projet
Une proposition d’écriture qui prend la forme d’un site Internet se donnant comme ambition de décortiquer une phrase-titre, point de départ d’un exercice articulant les notions de corpus, de codex, et d’index.
La Marelle et Alphabetville organisent depuis 2013 un appel à projets pour une résidence d’écriture numérique. Antoine Hummel a été désigné comme lauréat 2018.
Résidence soutenue par la DRAC Provence–Alpes–Côte d’Azur.
Quelques précisions
Antoine Hummel a reçu la Révélation sous la forme d’un énoncé énigmatique : « La Personne perd en général ». Pour tenter de convaincre le monde de la véracité de l’énoncé, il a créé un pad d’écriture collective, puis un site Internet qui emprunte aux Sommes théologiques médiévales leur élément (le corpus) et leur double régime de lecture (le codex, l’index).
Après des mois de travail exégétique acharné, en compagnie du seul autre témoin de cette Révélation (Joachim Clemence), le site lapersonneperdengeneral.win est ouvert à la consultation.
La Révélation, elle, a été close une fois pour toutes, le 6 juin 2018 (Journal de 12h30, France Culture), par cette phrase de la Ministre des Solidarités : « En matière d’aide sociale, la stratégie du gouvernement, aujourd’hui, c’est de s’intéresser aux personnes. »
La première chose que je peux vous dire…
Note d’intention
Je propose, durant mon temps de résidence, de poursuivre un travail commencé il y a quelques mois et d’en livrer une version viable, achevée mais ouverte. Ce travail prend la forme d’un site. Il articule les notions de corpus, de codex, d’index. Il engage plusieurs niveaux de codage.
L’aspect le plus austère en apparence et en réalité le plus joyeux, le plus badin de ce projet est son ascendance scolastique. Le travail s’inspire en effet des Sommes théologiques médiévales, notamment pour le double régime de lecture que celles-ci appellent :
- un mode linéaire, qu’on pourrait dire « codiciel » ou extensif, par lequel une logique se déploie selon ses propres lignes de déhiscence
- un mode oblique, qu’on pourrait dire « indiciel » ou intensif, par lequel une entrée lexicale, conceptuelle, picturale, peut-être suivie à travers le corpus. Les souvent vétilleuses questions de quodlibet, censées tester la robustesse d’un système, témoignent de la coexistence de ces deux lectures à l’époque.
La somme est
- un codex, une suite ordonnée de propositions, scolies, clauses conditionnelles qu’on peut aborder -- donc aussi attaquer -- par ses enchaînements logiques
et
- un index terminologique, lui-même structuré selon des oppositions herméneutiques (« sens obvie » / « sens caché », entre autres), connaissable par consultation, attaquable sur l’inconséquence dans l’usage « éloigné » de tel ou tel terme (par exemple, la question sur le statut de l’œil du Christ selon qu’on le considère mort ou vivant, dans la Somme Théologique de Thomas).
Or quiconque lit régulièrement sur Internet, quiconque fait des recherches en ligne, quiconque en fait travaille à partir de fichiers numériques, pratique ces deux lectures, au risque connu, admis, de manquements scientifiques propres à chacune d’entre elles.
L’anglais a, pour ces deux manières, un même verbe aux sens apparemment antithétiques : to peruse signifie à la fois (1) examiner, lire attentivement, extensivement, littéralement et (2) parcourir, survoler, lire par bonds, voire un peu au hasard. To peruse est le signifiant de deux duperies de lecture, conçues à partir de deux fantasmes de saisir, comprendre, voir ce que ça veut dire et où ça veut en venir : la lecture littérale (le tamis fin du mot-à-mot troué en son centre) ; le feuilletage, qui flatte le velléitaire par l’entrée kairotique de sa mélancolie (comprendre est une « rencontre »), ou, lorsqu’il s’appuie sur un index, tend à réduire tout problème et toute connaissance à leur dimension lexicale, voire thématique.
Que serait, aujourd’hui, un texte idéalement offert à la pratique double du pérusage ? Comment serait organisé un texte, un corpus ouvert à ces deux vitesses de pérambulation ? Ce sont ces questions qui me requièrent depuis quelques mois, et c’est à un tel « texte » que je travaille. Ce travail demande un temps de concentration continu de plusieurs semaines que mon freelançat n’autorise pas pour l’instant.
Ce que sera mon « texte » ne se réduit pas à ce qui s’imprime et se lit de gauche à droite et de haut en bas. Il s’agit davantage d’un site-corpus en ligne au sein duquel les parcours de lecture sont divers :
- un sens de visite suggéré (ou comme au bas des photos de plats préparés: une « suggestion de présentation »)
- une multitude de parcours balisés à partir d’entrées lexicales, conceptuelles, picturales
- des parcours tangentiels, des lignes de crêtes, des couloirs extérieurs du corpus principal
- des parcours méandreux qui mènent à des recoins particuliers du corpus, véritables « trésors d’isolement » en terme d’ergonomie web
- des parcours piégés par de l’aléatoire ou par une hypertextualité soudainement déconnante
- des procédures suggestives de paramnésies (déjà-vu, déjà-passé-par-là), qui jouent de redites et de discrètes substitutions pour donner à lire un « corpus de dérivation », introduire du jeu dans le corpus principal, ou simplement nouer puis défaire des « alliances d’intelligibilité ».
Coder ces parcours et leurs embûches oblige donc à considérer la spécificité des modes de lecture numérique, depuis la prévisibilité des actions du clic jusqu’aux attentes liées au système de référence hypertextuel, en passant par la possibilité de recherche lexicale ou les principes ergonomiques du genre « règle des trois clics ».
Le texte fonctionne à partir d’une contrainte : un titre, un énoncé-étalon qui joue le rôle de la Révélation. Un programme de vérité qu’il s’agira d’accommoder. Pour des raisons semi aléatoires qui seraient trop longues à expliquer ici, cet énoncé-étalon est : « La personne perd en général ». Ce titre est d’abord un énoncé cru, nu, un indicatif statistique imposé comme est imposé le texte sacré. C’est aussi le départ d’un exercice ouvert de code et d’écriture en tant qu’il commande la contrainte minimale à partir de laquelle je propose d’organiser le travail : considérer « la personne perd en général » comme énoncé génératif.
[…]
La neutralité de l’énoncé n’est qu’apparente : « la personne » est un champ saturé de discours juridiques (c’est le terme pivotal du droit romain et de l’anthropologie et christologie médiévales), politiques (les postcolonial studies s’y intéressent spécialement), idéologiques (personnalisme, droits-de-l’hommisme, antispécisme) ; la « perte » ou la « défaite » s’inscrivent dans le vocabulaire de l’ethos entrepreneurial qui a conquis jusqu’à la Maison Blanche (« I’m a winner / terrorists are losers ») ; « en général » est confondant et spécifiant à la fois : il s’oppose, techniquement, à « en particulier », en même temps qu’il prend place, idiomatiquement, dans le ventre mou des fréquences, quelque part entre « toujours » et « parfois », convoquant une loi de normalité abstraite.
Illusoire aussi la neutralité supposée du code : les contenus générés lors d’une lecture/navigation le sont suivant des lois de distribution, de redirection, des requêtes dont seul un lecteur averti et attentif des codes-sources pourrait prendre la mesure et par là espérer échapper à la condition de dupe qui caractérise, de fait, les ordinaires users.
Jouer de cette ambiguïté du code, entendu au sens large et premier d’ensemble de lois, mais aussi au sens restreint et second de ce qui tient son effectivité de sa relative discrétion, et engager avec les « pérusant·es » un rapport à la hauteur des nouveaux usages de lecture, c’est finalement l’objet de ce que je vous propose de m’aider à mener à bien.
Rencontres
Antoine Hummel a été invité au Festival Actoral 2018
- sam 06 oct 2018 — 15h00, Montévidéo : lecture
- sam 06 oct 2018 — 17:00, Montévidéo : table ronde avec François Bon, David Desrimais, Antoine Hummel, Frank Leibovici…
Modérateur : Sylvain Bourmeau
Réalisation
Le site « La Personne perd en général » a été mis en ligne et accessible durant plusieurs mois après sa réalisation et a été livré aux interventions (modifications, ajouts, suppressions…) des Internautes. Antoine Hummel y a ensuite mis fin volontairement.
Le lieu de résidence
Antoine Hummel est accueilli par La Marelle et Alphabetville, et sa résidence a lieu à la Villa des auteurs, dans le logement de résidence à la Friche la Belle de Mai.
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