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De son écriture faussement naïve et pleine d’humour, Hélèna Villovitch saisit les subtilités de la crauté enfantine, dans un univers inquiétant qui n’est pas sans rappeler l’absurdité du nôtre.

Made in La Marelle

Hélèna Villovitch

Et si on mangeait les Legrand ?

Les petits matins, mars 2021

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Description de l’éditeur

Quel enfant n’a jamais rêvé d’un monde sans parents ? Mais alors, comment s’organiser ? Comment se nourrir et s’occuper ? Surtout, comment savoir qui doit faire la vaisselle ?

Pour répondre à ces questions essentielles, les sept protagonistes de ce conte pour adultes testent différents modèles de société sur leurs étranges voisins, les Legrand.

Source : Les petits matins

Extrait

Sans mentir, ça faisait un sacré bout de temps que les parents étaient partis en promettant qu’ils reviendraient bientôt. C’est ainsi que Milo et les autres se retrouvèrent tout à fait seuls. Au début, les choses se passèrent plutôt bien. Chaque jour, les habitants de la maison s’adonnaient à la fabrication de petits objets inutiles, à l’écriture de poèmes sans queue ni tête, à l’étude d’autres formes de vie que la leur, aux longues stations introspectives sur le seuil de la maison et enfin à l’entraînement intensif en vue de battre le record planétaire de saut sur le pied gauche en hurlant. Tout ceci les menait très facilement jusqu’à l’heure du coucher. À l’intérieur de ces journées déjà fort remplies figuraient également quatre rendez-vous qu’ils n’auraient ratés pour rien au monde et qui se nommaient respectivement “petit-déjeuner”, “déjeuner”, “goûter” et “dîner”.

— Nous allons bientôt manquer de papatos, remarqua Milo un matin.

Les autres grognèrent pour la forme, mais chacun sait qu’on ne réfléchit pas correctement lorsqu’on vient de se réveiller et qu’on a la bouche remplie de papatos toastés qui croustillent, via les oreilles, jusqu’au cerveau. Il fallut donc attendre l’heure du déjeuner pour que les sept occupants de la maison abordent sérieusement le sujet. Milo posa sur la table le sac dont le contenu était censé les nourrir jusqu’au retour des parents.

— Tenez, commença-t-elle en procédant à la distribution. Un pour toi, un pour toi, un pour toi… Voilà, c’est terminé. Il n’y a plus un seul papatos dans la maison.

Tous regardèrent leur assiette, puis regardèrent le sac vide, puis se dévisagèrent, abasourdis. Ils n’auraient jamais cru que la fin des papatos arriverait si vite, ni même qu’elle était envisageable. Ils se sentirent complètement abandonnés. Encore plus abandonnés que quand les parents étaient partis et que, jour après jour, leur absence avait persisté.

— Mais, demanda Misterboy, qu’est-ce qu’on va manger tout à l’heure au goûter ? Et ce soir au dîner ? Et demain au petit-déjeuner, au déjeuner, au goûter et au dîner ? Et après-demain au petit-déjeuner, au déjeuner…

Christian, Bristian et Fristian se joignirent au débat, apportant tour à tour de nouveaux éléments de réflexion.

— Et qu’est-ce qu’on mangera après-demain au goûter, commença Christian.

— Après-demain au dîner, continua Bristian.

— Et après-après-demain au petit-déjeuner ? termina Fristian.

Il est à noter que personne ne proposait la moindre solution. Le débat allait carrément s’enliser lorsque Manu intervint.

— Wou-wou, fit-il.

Cette dernière réflexion était sans doute la plus profonde et la plus sensée de toutes celles qui avaient été exprimées. Hélas, l’opinion du chien était rarement prise en compte dans cette maison.

Quant à Esther, qui n’avait pas parlé, elle ne jugea pas utile de communiquer à l’aide de mots, estimant avec justesse que les mimiques paniquées qu’affichait son visage traduisaient suffisamment sa pensée.

Il ne faudrait pas croire que les habitants de la maison étaient complètement idiots. Bien sûr, s’il s’agissait de vous ou de moi et que nous constations un matin qu’il n’y a plus, par exemple, d’épinards dans la bac à légumes, nous ne nous inquiéterions pas une seule seconde. Nous déciderions au repas suivant de manger des bananes. Et si les bananes venaient à manquer, nous nous nourririons sans faire d’histoires de pizzas romana, de tartines de confiture ou de n’importe quoi. Mais pour Milo, Misterboy et les autres, las choses se présentaient différemment.

Alors, les papatos. Les papatos, c’était… eh bien, c’était des papatos. De la nourriture, quoi ! La seule, en tout cas, qu’aient jamais connue Milo, Misterboy, Manu, Esther, Christian, Bristian et Fristian. Celle qui depuis la plus tendre enfance leur assurait une parfaite santé ainsi qu’une satisfaction gustative sans cesse renouvelée. Si vous la désirez, vous pouvez vous faire une idée de ce à quoi ressemblait un papatos en visualisant une pomme de terre à chair violette. Vous pouvez imaginer ce dont ça avait le goût et la consistance en vous représentant ce que c’est que de mâcher une bonne bouchée de cake à la carotte. Vous pouvez presque en sentir l’odeur si vous pensez au parfum délicat d’une tarte au citron légèrement vanillée. Les papatos, c’était délicieux. On ne s’en lassait jamais et ça tombait bien, parce qu’il. n’y avait que ça. Quand il y en avait.

— J’ai réfléchi, dit Milo. Il nous faut des papatos pour ce soir et nous allons en acheter. J’ai vu les parents le faire. L’usine des Legrand se trouve juste en bas de la colline. Il suffit d’y descendre et d’échanger une certaine quantité de boulons contre un sac de papatos.

— Très bonne idée, approuva Misterboy. Je me demande lequel d’entre nous va y aller. Ça ne peut pas être moi, parce que je dois absolument fabriquer de nouveaux petits objets inutiles.

— Pas question non plus que ça soit nous, lancèrent Christian, Bristian et Fristian.

Sans se donner la peine de se justifier, les trois gaillards s’éloignèrent en sautant sur le pied gauche et en hurlant, de sorte qu’ils n’entendirent pas la suite de la conversation.

En vérité, Milo avait un peu peur d’aller elle-même chez les Legrand. La fillette émettait volontiers des idées audacieuses, mais pour ce qui était de s’aventurer hors de la maison, elle n’était pascourageuse.

— Je bourrais y aller, boi, proposa Esther.

Esther était très belle avec sa peau mauve, ses cheveux turquoise et ses ongles verts. Bien plus belle que Milo, pensait souvent cette dernière, sans aucune jalousie car, d’une part, elle aimait beaucoup Esther et, d’autre part, la jalousie c’est mal. Dommage, pensait encore Milo, qu’Esther souffre de ce petit défaut de prononciation dû à sa corne qui, au lieu d’être plantée au sommet de sa tête à l’instar des autres filles-licornes, se situait au milieu du nez, comme chez les rhinocéros. Milo se disait cela sans se réjouir du malheur d’Esther, d’une part parce que, comme on l’a dit, elle l’aimait beaucoup, et d’autre part parce que se réjouir du malheur des autres, c’est mal.

Milo pensait beaucoup, on peut le constater.

— Tiens, dit-elle à Esther, voilà un porte-monnaie rempli de boulons.

— Du biens, Badu ? proposa Esther.

— Wou-wou, répondit Manu.

Ce qui signifiait que le chien n’avait aucune envie de se bouger les fesses. Une autre qu’elle ne l’aurait sans doute pas compris, mais il se trouve qu’Esther s’intéressait aux autres formes de vie que la sienne et comprenait leurs langages.

Corne en avant, elle descendit la colline. À peine eut-elle sonné à la porte de l’usine qu’un Legrand vint lui ouvrir.

— Zalut, dit Esther.

— Zalut, dit le Legrand.

Les Legrand n’avaient pas de corne sur le nez, mais ils parlaient un peu de la même manière bizarre qu’Esther.

— Est-ze gue je beux bous acheder des babados ? demanda poliment Esther.

— Bbbbb… répondit le Legrand.

Ce n’était pas vraiment une réponse. Ni Esther ni le Legrand n’essayèrent de faire semblant que c’en était une. Esther comprit que le Legrand était embarrassé.

— Zi bous de zabez bas, dit-elle aimablement, guelgu’un d’audre beud-il be renzeigner ?

— Je bais boir, dit le Legrand.

Il disparut dans le bâtiment. Bientôt, trois Legrand réapparurent, très semblables au premier coup d’œil. À force de s’intéresser aux autres formes de vie que la sienne, Esther avait acquis le pouvoir de différencier chaque individu. Aussi reconnut-elle le premier Legrand, accompagné de deux autres Legrand. Les trois Legrand l’invitèrent à visiter l’usine.

Ce que vit Esther, elle le raconta ensuite à Milo, qui en fit le compte rendu à l’heure du goûter.

— Les amis, annonça Milo, on n’a toujours rien à manger.

Un concert de grognements, geignements et cris d’angoisse constitua la réaction de la tablée. Seul Manu poussa un “wou-wou” enthousiaste, qui signifiait qu’on était arrivé à un moment important de cette aventure et que le conflit central allait bientôt être exposé. Le chien ne se trompait pas.

— Les Legrand ont arrêté de fabriquer des papatos, expliqua Milo. D’un jour à l’autre, ils sont passés à autre chose.

Elle posa sur la table l’objet qu’Esther avait rapporté de l’usine, un truc froid aux arêtes dures et aux reflets métalliques. Tandis que Misterboy, Christian, Bristian et Fristian l’examinaient, elle reprit :

— C’est une pièce indispensable au fonctionnement du Ziglouf à roulettes. C’est fait à partir de métal et de produit vaisselle. C’est ce qui permet au Ziglouf de faire des bulles tout en se propulsant à une vitesse vertigineuse. Les Legrand fabriquent des milliers de pièces par jour. Un camion vient les chercher le soir et le lendemain ils recommencent.

— Ça n’a pas l’air comestible du tout, observa Misterboy.

On avait déjà sauté le goûter. Si aucune solution ne se présentait, on devrait se passer de dîner. Personne n’avait jamais fait l’expérience de cesser complètement de manger, mais cela ne constituait certainement pas un mode de vie agréable. Ni durable, d’ailleurs. Autour de la table, tous demeurèrent songeurs. Certains en profitèrent pour ne penser à rien, mais pas tous.

— J’ai une idée, dit soudain Milo.

Les autres levèrent les yeux vers elle avec espoir. Milo balaya l’assemblée du regard, puis prononça lentement ces mots :

— Et si on mangeait les Legrand ?

On en parle…

  • Dans l’émission "Postface", présentée par Caroline Gutmann sur RCJ