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Une pincée de polar, un zeste de rêverie, une bonne poignée d’humanisme : le nouveau roman de Guillaume Chérel se balade dans les genres littéraires comme dans Marseille, où se passe cette nouvelle aventure de Jérôme Beauregard, son double de papier. Caroline Constant, L’Humanité

Made in La Marelle

Guillaume Chérel

Last exit to Marseille

Gaussen, mars 2023

Description de l’éditeur

Nouvellement installé à Marseille dans le quartier vétuste de la Porte d’Aix, Jérôme Beauregard, qui a grandi dans le 93, est un ancien journaliste devenu détective public qui se revendique "communiste tendance Pif Gadget". Un matin, il apprend la mort par overdose de son vieil ami Luc, avec qui il a passé la soirée. L’autopsie n’ayant pas été demandée, il n’y a pas d’enquête de police.

Jérôme cherche alors lui-même la provenance de l’héroïne frelatée que Luc s’était fait livrer par un Uber-shit. Mais les codes d’une cité phocéenne en mutation lui échappent. Il en appelle à Jean-Claude Izzo, qui, apparu un soir d’orage, lui a dit : "Écris-moi, je te répondrais peut-être". Et l’auteur de Total Khéops lui répond en effet. Soutenu aussi par son ex, Gabriela, et "Péra", flic aux idées larges, Jérôme remonte la piste du trafic d’héroïne marseillais jusqu’à défier l’Albinos, caïd du clan des "Blacks" et ancien champion de MMA.

Source : les éditions Gaussen

Extrait

Cher Jean-Claude

Je t’écris, comme tu me l’as suggéré la nuit dernière. À moins que je devienne fou ?

Ai-je rêvé ? Sait-on jamais, peut-être me répondras-tu.

Des lettres, on n’en écrit plus trop, de nos jours. On envoie des mails. Et comme ta boîte à "courriels" doit être fermée depuis un bail, restait l’idée de la bouteille à la mer… C’est un peu le principe, ici.

Je sens ta présence, penchée sur mon épaule. J’écris ça sur un vieux PC de chez HP, dont les touches de clavier s’allument quand je tape, et qui menace de planter à tout moment (ce qu’il a fait récemment), comme le toit de mon immeuble, qui fait l’objet d’un "arrêté de mise en péril". À tout moment, le plafond de mon appartement risque de me tomber sur la tête, comme le ciel dans Astérix et Obélix, mais c’est moins drôle à vivre en vrai. Ce qui ajoute au caractère d’urgence de cette entreprise chimérique : écrire un livre (enfin, taper un "tapuscrit", plutôt) à notre époque digitalisée, numérisée, virtualisée.

Depuis des semaines, je m’échine à taper, taper, taper sur les touches de ce clavier, comme si ma vie en dépendait. Tout peut s’arrêter, là, maintenant. Écran noir.

— Il va bientôt faire noir…
— Ta gueule !

C’est à la fois stressant et grisant. Paradoxalement, le fait de ne pas savoir combien de temps il me reste rend l’expérience plus excitante. Pour ma vie, c’est la même chose. À l’échelle de l’univers, elle a la durée d’une allumette. À peine allumée, déjà terminée. Pschittt ! Ça relativise beaucoup de choses, non ? Le compte à rebours est lancé. Pour les touches du clavier, j’ai le choix entre le bleu, le rose fuchsia ou le rouge. La nuit, je choisis le rouge, parce que ça me donne l’impression de taper plus vite, sur un clavier incandescent, qui fume, brûle comme de la braise, tellement je tape, tape, vite et fort dessus, comme un boxeur frappe sur la poire, à l’entraînement : tac ! tac ! tac ! tac ! tac ! tap ! tap ! tap ! tap ! tap ! Je tape si fort, et si vite, qu’on dirait une kalach qui crépite, d’après mon ex, qui m’entend depuis chez elle. Avec deux doigts seulement. Je n’ai jamais su taper à la machine autrement. Parfois, ils dérapent. J’écris le plus rapidement possible, sur ce clavier qui brasille comme un verre à kir, pour garder une trace. Je suis pressé de raconter, avant qu’il ne soit trop tard. Avant d’être interrompu par une balle, par exemple. Ici, c’est devenu non pas banal, mais courant. À l’heure où je t’écris, on dénombre 30 décès par balles, dans les Bouches-du-Rhône, depuis le début de l’année. On dénombre, à ce jour, 10 morts par arme à feu, dans le seul 3arrondissement (à la Belle de Mai), et presque autant de blessés. Le menace se rapproche du centre-ville… Il n’y a pas que dans les quartiers Nord qu’on arrose à la kalach. J’y reviendrai…

Sois indulgent, Jean-Claude. J’improvise, au fil de mes idées, tel le pianiste de bar.

Je ne suis pas écrivain (ça se saurait), je ne suis qu’un "claviériste".

Tu es un peu mon modèle, mon maître, mon Morpheus (faut avoir vu Matrix, un film sorti peu de temps avant ta mort). Ce qui ne signifie pas que je me prends pour l’Élu, Néo. C’est toi, J.-C., Izzo ! Tu me permettras donc de t’appeler J.-C., c’est plus court. Sans déconner, bientôt on dira : "À Marseille, après Jean-Claude…" Pour beaucoup de gens, notamment les Parigots, Marseille, ça n’évoque plus Pagnol, mais Izzo. Tu es partout. Dans les rues, aux terrasses des cafés, jusqu’aux Goudes. Deux biographies ont été publiées sur toi, dont une écrite par une Italienne.

Les amateurs de littérature "noire" te regrettent autant que les supporters de l’OM se souviennent, avec nostalgie, de Chris Waddle et de Basile Boli.

Sache que ta trilogie marseillaise a longtemps été en tête des ventes de la Série noire (entre 300 000 et 500 000 exemplaires, je crois). Un Suédois t’a dépassé, depuis peu, mais lui, il est toujours vivant. Il continue à publier. Une série télé a été adaptée, avec Alain Delon dans le rôle de Fabio Montale. Une cata ! Montale avé l’accent parigot, t’imagines ? La Bonne Mère a dû se retourner sur son socle… Un collège porte ton matricule. Il y a un arrêt de bus Izzo sur le trajet du 49, Canebière-Réformés, et un container (rouge) à ton patronyme ! Attends, ce n’est pas fini. Une plaque t’est dédiée au Panier. Un circuit touristique propose de marcher sur tes pas, comme pour Hemingway à Cuba. Tu ne seras pas étonné d’apprendre que ça commence par les bars (il va jusqu’aux Goudes, ce circuit, par la mer et par la Corniche). Si pour "Papa" c’est la Bodeguita del medio et le Florida à La Havane, pour toi ce sont les Treize Coins, toujours au Panier (ils ont refait la peinture, mais le zinc est resté le même), et les Maraîchers, à la Plaine, au coin des rues Sibié et Curiol, face au Petit Nice. Là où Fabio Montale aime siroter un pastis, le soir, après le taf.

Heureusement que Hassan, le patron, n’est plus là, parce que ça le gonflerait d’assister à ce défilé de Parisiens et d’Italiens qui se prennent en photo dans son rade, sans consommer le plus souvent. Tu es devenue une icône de l’autre côté des Alpes, je te dis, comme le sicilien Andrea Camilleri chez nous. Le bar a longtemps été en travaux, à la suite d’un dégât des eaux (ça rime). Il est à nouveau possible d’y renifler les vapeurs d’anis, peut-être pas en écoutant du blues, mais il y a toujours Rachid (un voisin du "Grec", Gilles Del Pappas, au Cours Julien, que tu as connu à ses débuts en tant qu’auteur : il a fait son chemin depuis, et compte un club de fans) pour perpétuer la tradition de la parlote à n’en plus finir, sur le thème de savoir "pourquoi on est de Marseille et pas d’ailleurs".

On en parle…