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[Depuis le] 24 février 2022 […] Andreï Kourkov, 61 ans, n’a plus écrit une ligne de fiction. Auteur de nombreux romans dans lesquels s’immisce toujours une part de surréalisme, il s’attache, désormais, à décrire le quotidien sordide d’une « guerre totale ». Au fil des pages [de ce journal], toute sa bonhomie habituelle disparue, l’écrivain apparaît meurtri. Isabelle Mandraud, Le Monde

Made in La Marelle

Andreï Kourkov

Journal d’une invasion

Noir sur Blanc, mars 2023

Description de l’éditeur

"Au début, nous ne comprenions pas ce que c’était que la guerre."

Alors que les forces russes envahissent l’Ukraine et que la guerre devient une réalité dévastatrice, en février 2022, Andreï Kourkov tient une chronique au jour le jour. À la fois journal personnel et commentaire politique et historique, ce texte explore les relations entre l’histoire ukrainienne et l’histoire russe, mais aussi entre les deux langues du pays. En décrivant comment une société pacifique fait face à l’occupation, l’auteur nous montre une culture qui, contrairement aux affirmations de Poutine, est singulière et démocratique, libérale et diverse – une culture qui "résistera jusqu’à la fin".

Avec son regard aiguisé sur les événements et son amour des gens, Kourkov dresse le portrait d’un peuple uni dans la lutte contre sa disparition. Le pain est cuit et partagé dans les ruines. Un homme amputé trouve une place dans un train d’évacuation, des grand-mères fuient les villes occupées avec leurs coqs sous le bras… Et malgré tout, l’espoir reste le plus fort : des enfants naissent dans les caves, les fermiers cultivent leurs champs malgré les mines et les bombardements.

Dans son journal, Kourkov entrelace son histoire personnelle avec celle des autres Ukrainiens déplacés, et des communautés qui leur viennent en aide avec une générosité extraordinaire. Ensemble, ils attendent le moment où il sera possible de rentrer chez eux en sécurité.

Source : les éditions Noir sur Blanc

Extrait

14.06.2022
Guerre à vendre (extrait)

Au quatrième mois de guerre, maintenir la combativité de la société ukrainienne n’est plus aussi facile qu’au début. Sur le front, la pression des forces russes est constante. Elles ont quinze à vingt fois plus de pièces d’artillerie que les Ukrainiens, et davantage de soldats. Et pourtant, la ligne de front ne s’est pas énormément déplacée dans le sud et l’est du pays.

Sur le "front de l’Ouest", c’est-à-dire la guerre des récits en Europe, l’Ukraine a déjà vaincu la Russie. Le drapeau ukrainien flotte dans le centre de presque toutes les villes du continent, grandes ou petites. Il flotte parfois au milieu des drapeaux des pays membres de l’Union européenne. Cela encourage la plupart des Ukrainiens et leur fait particulièrement plaisir, moi le premier. Mais j’y vois aussi un autre sens qui, peut-être, n’est pas encore si évident. Le moment viendra où les dirigeants européens diront à l’Ukraine : "Assez, nous ne pouvons plus vous aider ! Acceptez l’annexion russe du Sud et de l’Est et, en retour, nous admettrons ce qu’il reste de l’Ukraine au sein de l’Union européenne." Si l’on anticipe, la question importante pour les Ukrainiens est : que restera-t-il du pays à ce moment-là ? Odessa en fera-t-elle encore partie ? Et Kharkiv ? La géopolitique européenne est l’art du cynisme élégant, même si beaucoup ne verront rien de cynique dans une telle formulation. Au contraire, ils diront : "Vous voyez, l’Union européenne vous a bel et bien sauvés de la Russie !"

Il est sans doute trop tôt pour envisager un tel scénario, surtout tant que les États-Unis et le Royaume-Uni ne sont pas fatigués d’aider l’Ukraine. Après trois mois de guerre, toutefois, même le président Biden n’a pas pu s’empêcher de rappeler publiquement qu’il avait averti Zelensky de la certitude de l’attaque russe et que le président ukrainien n’avait pas voulu l’écouter. Zelensky n’en est pas moins désormais l’une des personnes les plus influentes du monde d’après le magazine Time, aux côtés, bien sûr, du président Biden. L’Ukraine est elle aussi devenue bien plus qu’un pays dont on a entendu parler. Peu d’adultes au monde doivent encore être incapables de la situer sur une carte et de dire contre qui elle est en guerre.

Les médias internationaux continuent de beaucoup parler de l’Ukraine. Les Européens continuent d’aider les réfugiés qui fuient le pays. Les sympathisants de l’Ukraine voient en elle un enfant perdu dans une forêt pleine de dangers. Une image renforcée par certaines œuvres d’art moderne ukrainien. Au concours international de sculpture à la tronçonneuse organisé cette année au Royaume-Uni, le premier prix a été remporté par l’artiste de Transcarpatie Mykola Gleba. Sa sculpture sur bois représente un petit réfugié ukrainien de 5 ans en train de pleurer, perdu à la frontière polonaise. La photo de cet enfant était parue dans de nombreux journaux à travers le monde. Son image est désormais gravée dans le bois.

Comme toute superproduction à succès, cette guerre a un potentiel commercial. Bien sûr, il est dérangeant de comparer les produits dérivés du film Shrek avec ceux d’une guerre. Et pourtant, les mêmes lois économiques et commerciales s’appliquent. L’Ukraine est devenue populaire grâce à cette guerre, grâce à sa résistance courageuse face à un agresseur plus gros et mieux équipé. Elle est devenue un symbole de la résistance aux forces du mal, de la lutte pour la vérité et la justice. C’est pourquoi des milliers de villes à travers le monde ont levé le drapeau ukrainien sur leurs places centrales. C’est pourquoi, dans de nombreux pays, des citoyens ordinaires se sont mis à accrocher ces mêmes couleurs à leur fenêtre ou à leur balcon. La fabrication de ces drapeaux doit être intensive : la demande a explosé. Sont-ils cousus en Chine ? Sans doute, car la Chine sait réagir aux brusques évolutions du marché. Mais, même si c’est le cas, il semble que les fabricants n’arrivent pas à suivre les commandes des magasins et des boutiques en ligne. Il y a un mois, des habitants de Detroit et de Washington m’ont dit que, pour obtenir un drapeau ukrainien aux États-Unis, il fallait attendre deux semaines après l’avoir commandé.

En France, d’où je viens de rentrer, un autre problème est apparu. Il s’agit de la pénurie de guides de voyage sur l’Ukraine. Non, le nombre de touristes n’a pas augmenté. Je suis sûr qu’il n’y a aucun visiteur français dans le pays en ce moment. Mais, depuis le début de la guerre, les Français se sont rués dans leurs librairies et ont acheté tous les guides de voyage sur l’Ukraine qu’ils pouvaient trouver, parce qu’ils voulaient en savoir plus sur ce pays et qu’aucun autre livre n’était disponible en français. Il faut dire que les guides touristiques n’étaient pas non plus très nombreux. Pour éviter d’avoir affaire à l’épineuse question de la Crimée et des régions partiellement conquises du Donbass, les éditeurs français n’en ont fait paraître aucun depuis 2014. Et, en ce moment, pas une seule maison d’édition au monde n’envisagerait une telle publication. Une fois tous les vieux guides épuisés, les Français intéressés ont acheté toutes les cartes de l’Ukraine sur le marché. Si bien qu’il n’y a désormais plus une carte et plus un guide de voyage. Les éditeurs ont peu de chances de faire un effort pour remédier à leur absence tant qu’on ne leur garantit pas que les frontières du pays ne changeront plus pendant un bon moment. Et qui sait quand on pourra le leur garantir, étant donné que le pays voisin a juré de détruire l’Ukraine et de rebaptiser tout son territoire, de sorte que son nom même disparaisse de la carte ?

Mais l’Ukraine ne disparaîtra pas, ni des livres d’histoire, ni des cartes, ni de la géopolitique européenne et mondiale. L’Ukraine survivra, entre autres choses, parce que des centaines de milliers d’Ukrainiens se battent pour elle, parce que des centaines de millions de gens à travers le monde la soutiennent et s’inquiètent pour elle.

Il y a quelques jours, plusieurs centaines de citoyens étaient à genoux sur la place centrale de la ville de Rivne, dans l’ouest du pays. C’est la façon dont on fait ses adieux aux soldats tués à la guerre. Cette fois-ci, Rivne enterrait le commandant en second du bataillon de défense territoriale de la ville, le capitaine Mykola Savtchouk. C’est le premier de son unité à être tombé. Au même moment, loin des regards, une pelleteuse s’activait dans le parc central de la ville. Après avoir démoli le piédestal du monument érigé en son honneur, on a exhumé les restes du légendaire soldat de l’Armée rouge Oleko Dundić, tué au combat en 1920 à Rivne, à l’âge de 23 ans. Retrouvés à deux mètres de profondeur, ses os ont été placés dans un sac plastique noir, transférés dans un cercueil bon marché et réensevelis au cimetière municipal.

C’est le quatrième enterrement du bolchevik Oleko Dundić. Le premier a eu lieu cinq jours après sa mort au combat contre l’armée polonaise, le 5 juillet 1920. Mais les Polonais ont repris Rivne peu après et, en 1927, ils ont déterré le cercueil d’Oleko Dundić pour l’enfouir au cimetière municipal. La ville est restée polonaise jusqu’en 1939. Quand les Soviétiques sont revenus, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les restes du légendaire cavalier bolchevique ont été réinhumés dans le parc central, où l’on a marqué l’endroit avec un nouveau monument. Et maintenant, quelque cent deux ans après sa mort, voilà que ses os ont été déplacés une fois de plus.

Des nouvelles d’Isaac Babel et un roman d’Alexis Tolstoï ont pris Oleko Dundić pour héros. On lui a consacré des films, des pièces de théâtre. Il se considérait comme un Serbe, même si ses parents étaient des catholiques croates. Après avoir été fait prisonnier des Russes pendant la Première Guerre mondiale, il s’est évadé et a rejoint un détachement bolchevique à Odessa. Bien qu’illettré, il allait devenir l’un des commandants les plus légendaires de la cavalerie rouge, célèbre pour son habileté à sabrer ses ennemis à cheval. Si les soldats russes devaient un jour revenir à Rivne, vous pouvez être sûrs qu’Oleko Dundić serait promis à un cinquième enterrement, et il aurait de bonnes chances de faire son retour dans le parc central. J’espère et je crois que cela n’arrivera jamais.

La dernière réinhumation en date du camarade Dundić a eu lieu à la demande des habitants de Rivne, impliqués plus activement que d’autres dans le processus de décommunisation. Cet activisme s’explique peut-être par le passé inhabituellement mouvementé de la ville, ou peut-être est-ce une conséquence du départ au front de nombreux hommes et femmes de Rivne depuis les premiers jours de la nouvelle agression russe.

Il fut un temps où la propagande soviétique utilisait l’image d’Oleko Dundić dans de nombreux produits dérivés. Les collectionneurs achetaient des timbres à son effigie, des cartes postales arboraient son portrait, et on vendait même de petits bustes en plâtre du célèbre cavalier. Tout cela est maintenant loin derrière nous, mais j’imagine que les objets de collection Dundić ont gardé de la valeur, surtout pour les amateurs de souvenirs soviétiques.

En Ukraine, le principal succès commercial lié au conflit actuel est à ce jour un timbre commémorant l’envoi par le fond du croiseur russe Moskva. La poste ukrainienne a réussi à en vendre un million et a fait don d’une partie des recettes pour soutenir l’armée. Aucun timbre ne commémore pour l’instant les soldats ukrainiens tombés au combat. En revanche, dans les magasins de jouets, un chien en peluche appelé Cartouche se taille un gros succès. Il faut dire qu’un vrai chien du nom de Patron est l’animal le plus célèbre du pays en ce moment. Il aide les démineurs ukrainiens à localiser les mines et les obus russes non explosés. Un jour, Patron fera peut-être l’objet d’un film et, à coup sûr, d’un livre. En attendant, les enfants ukrainiens connaissent tous son histoire, ils l’adorent et chacun veut avoir sa propre version en peluche de ce héros canin. Les enfants suivent aussi Patron sur Instagram (à l’adresse ua.patron), où il leur apprend à être prudents si jamais ils tombent sur un engin explosif.

On en parle…

  • Le Monde
  • La Croix
  • L’Obs
  • Marianne
  • Le Temps

Écrit en anglais, le livre a paru immédiatement dans de nombreuses langues.