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Chacune d’un côté de la mer, nous nous racontons et décortiquons les liens entre maternité et création. Ensemble, nous créons un journal de bord rédigé sur le vif, la photographie d’un moment particulier de nos trajectoires, une trace de ce qui traverse nos vies sociales et intimes.

Made in La Marelle

Maaï Youssef & Lucille Dupré

Lettres d’hiver, lettres d’été

Belfond, février 2023

Description de l’éditeur

Œuvre originale et émouvante, où l’essai emprunte le chemin de la correspondance, de la littérature et de la poésie, où l’intime côtoie le politique, Lettres d’hiver, lettres d’été est le témoignage bouleversant de deux jeunes femmes d’aujourd’hui.

Le temps d’un hiver et d’un été, Maaï et Lucille, deux amies autrices, se sont écrit pour se raconter leurs joies, leurs peines, leur travail d’écriture ; et pour Maaï, cet enfant qui ne vient pas quand Lucille, elle, a deux jeunes enfants et du mal à retrouver son équilibre. Bercées par la chaleur de leur amitié, elles cherchent et trouvent les mots afin de comprendre ce qui se joue pour elles dans cette maternité qui se dérobe : la fatigue, les fausses couches, la honte, la solitude, l’envie de s’enfuir, la détresse parfois… Mais la joie aussi, l’amour, la mer Méditerranée si belle et si fantasque, les chansons de Dalida, les livres et ces stratégies de survie qu’on échafaude ensemble.

Ce qui n’était au départ qu’une conversation entre amies devient une quête essentielle et poignante, qui nous invite, toutes et tous, mères et non mères, à (ré)inventer des possibles qui nous soient justes.

Source : Belfond
Portrait de Lucille Dupré et Maaï Youssef © Chloé Vollmer Lo
 

Extrait

Correspondance du 18 janvier 2022

Vider son sac 

Mardi 18 janvier 2022, 00 h 30 

Ma Lucille,

J’ai constaté quelque chose. Quand l’enfant ne vient pas, c’est comme quand l’enfant vient. Tout le monde a un avis. Je crois que c’est une des expériences qui m’a le plus foudroyée lors de mes grossesses arrêtées. 

Cet avis, il faut préciser qu’il t’est directement adressé, à toi, la mère ratée, à toi, la femme qui n’a pas enfanté comme une société patriarcale attend qu’elle le fasse. C’est à toi qu’on parle et, surtout, c’est DE toi qu’on parle. En un an et demi, dans les discussions ordinaires, on n’a quasiment jamais parlé de ce qui"nous" arrivait à mon compagnon et à moi, de ce qui lui arrivait à lui, en tant qu’homme qui traverse cette expérience d’infertilité. Il ne s’est jamais entendu dire : "Alors, les médecins ont trouvé pourquoi tu fais faire des fausses couches à ta femme ?" On commentait ce qui m’arrivait à moi, on m’interrogeait sur ces dysfonctionnements qui ne pouvaient venir que de moi. "Allez, tu vas en faire un autre et celui-ci tu nous le gardes, hein", voilà ce qu’on me disait. Oui, oui, ne vous inquiétez pas, je vais arrêter de faire du tri dans les placards de mon utérus, je vais être sage et je vais renoncer à ma passion pour le jeté d’embryons au fond de la cuvette des chiottes. 

Visiblement, quelque chose avait raté dans "ma préparation". On me disait : "Tu n’es pas “prête”." D’après l’assemblée de commentateurs et commentatrices, puisque j’avais fabriqué des fausses couches et pas des nouveau-nés, quelque chose avait échoué dans ma stratégie procréative. Logique : les femmes qui rencontrent des problèmes de fertilité sont, comme celles qui ne veulent pas d’enfants d’ailleurs, immatures, irresponsables, tordues. Mais j’aurais dû être prête à quoi, au juste ? Depuis quand les gens sont prêts à assumer la responsabilité que constitue un premier enfant ? Qui peut prétendre être prêt à un tel bouleversement avant de l’avoir vécu ? Je ne compte plus les récits de jeunes parents qui découvrent sur le tas, parfois sur le tard aussi, comment traverser cette aventure, qui expliquent qu’ils étaient préparés à tout sauf à vivre ça. Si les gens faisaient des enfants parce qu’ils sont prêts, les cabinets des psys ne verraient pas affluer tant de jeunes parents chahutés par tout ce que la parentalité fait resurgir d’insoupçonné en eux. 

Ce qui était le plus souvent incriminé pour décréter que je n’étais pas prête, c’était mon style de vie : une vie intense, avec beaucoup de déplacements, régulièrement à l’étranger, une vie de femme qui se bat pour un projet qui lui tient à coeur (mener à bien ses recherches), en vue de décrocher un diplôme prestigieux (le doctorat). On me disait sans cesse : "C’est parce que tu n’as pas fini ton doctorat", mais pas pour évoquer la dureté de mon travail et ses conséquences sur ma vie ; parce qu’on projetait que, le doctorat terminé, cette vie s’arrêterait. On voudrait qu’une femme prête à être mère soit un être disponible et corvéable à merci, et pas quelqu’un d’occupé par une vaste entreprise. À quel homme a-t-on déjà dit "Tu es responsable des fausses couches de ta femme parce que tu n’as pas quitté la direction de ton entreprise pour te rendre disponible à ton enfant" ? J’entendais quelque chose d’infantilisant et de l’ordre de la sanction dans ces phrases – "Tu n’as pas bien fait tes devoirs, tu seras punie, mauvaise fille !" 

Le doctorat, la recherche sont souvent des activités qu’on ne comprend pas, dont on a peur et, par conséquent, dont on évite de parler afin de ne pas paraître idiot. Au fil des années, je me suis habituée à ce qu’on ne m’interroge pas sur ma vie professionnelle. Je suis devenue experte en monologue de nouvelles professionnelles non sollicitées. Je ne voulais pas qu’un gouffre s’installe entre mon entourage et moi, qu’on pense que j’avais changé, renié mes origines pour un ethos d’intellectuelle snob. Je restais convaincue qu’on peut rendre accessible à tous le savoir le plus difficile si l’on se donne la peine de l’expliquer sans fioritures. Je m’étais habituée à évoluer entourée d’un silence gêné. Pourtant, après les grossesses arrêtées, du jour au lendemain, des gens qui ne s’étaient jamais intéressés à ma manière de mener ma vie et mes passions se sont mis, volubiles et soudain concernés, à m’expliquer pourquoi ils n’étaient pas étonnés de ce qui m’arrivait.
"Tu réfléchis trop, tu sais trop de choses, ça t’empêche de te détendre" – une femme qui pense est forcément coupable de quelque chose de louche. "Tu voyages trop, tu n’es pas stable" – une femme qui n’est pas vouée corps et âme à son foyer ne peut pas être une bonne mère. "Tu es trop en colère, tu as trop de combats dans ta vie", comprendre : tu déterres trop de cadavres, tu te rebiffes trop, pour être mère il faut savoir, quand même, disons-le, encaisser sans broncher, se faire à l’injustice. Ma difficulté à enfanter venait donc du fait que je n’en faisais qu’à ma tête, que je n’avais pas de règles de vie préétablies, que je ne culpabilisais pas de partir en voyage et de laisser mon pauvre compagnon seul pendant des semaines. Trop de transgressions, trop d’insubordination, trop de liberté, une mère ce n’est pas ça, une mère c’est docile, une mère ça se conforme aux attentes et aux injonctions sociales.
Progressivement, j’ai compris qu’en filigrane on me disait : "Si tu veux être mère, il est temps que tu rentres dans le rang." Parce qu’au fond, c’est un peu ce que le patriarcat a fait de la maternité, non ? Un moyen d’obtenir que les femmes soient muselées, rangées bien en ordre, dévouées à leurs enfants, et l’occasion faisant le larron, dévouées aux pères de leurs enfants et à la société tout entière. J’ai constaté que les discussions autour des fausses couches n’avaient pas toujours pour vocation de nous témoigner du soutien, à mon amoureux et à moi-même. Il ne s’agissait pas de nous comprendre, il s’agissait de rendre service à mon conjoint et de me mater, de me faire avouer que, oui, oui, j’avais été irresponsable, inconséquente et égoïste de croire que je pourrais être mère en étant aussi cette femme qui voyage, qui travaille avec passion. J’ai senti qu’on calmait mes ardeurs, il n’y a pas d’autres mots, qu’on voulait me faire culpabiliser, pour que je me plie au modèle de la parfaite mère de famille, sacrifiée sur l’autel de feu ses espoirs puérils d’exister pour elle-même. Il fallait "redescendre sur terre". Je n’étais pas encore mère véritablement que déjà j’étais pressée comme un citron.
C’est là que j’ai pris la mesure du gouffre qui se crée entre un homme et une femme au moment de la procréation. On a jusque-là eu l’illusion, souvent, d’être à peu près égaux, que les inégalités de genre ne concernent pas vraiment notre génération si avancée. La maternité est le moment où on est rattrapées, en tant que femmes et personnes minorisées, par tout un système, une organisation sociale, des croyances, qui nous sont absolument défavorables. On ne peut plus oublier, ou nier, qu’on est une femme. 

Mais revenons-en à la liste de ces petites phrases assassines qui jonchent le chemin des femmes ayant des difficultés à avoir un enfant. 

Il y a autre chose qu’on nous assène, une autre théorie du genre : "Ça vient quand c’est le bon moment." Amen. On te dit ça sans cesse : "Ce n’était pas le bon moment, voilà tout." Il y a donc un tableau Excel dédié à la gestion de projet de la procréation humaine ? Un rétroplanning globalisé avec des petites cases qui s’allument quand c’est bon, on peut y aller, on a bien fait nos devoirs ? Il y a un genre de supermanager de la reproduction ? "Sylvie, vous penserez à m’envoyer votre to-do list à jour. Qu’on voie si vous êtes digne de procréer ce mois-ci. Merci." Il n’y a ni bon ni mauvais moment, il y a une loterie. Parfois on gagne, parfois on perd. 

 

On en parle…