Vertu rêvait d’embrasement.
Elle était flic et elle rêvait de chaos.
On comprendra qu’elle fût peu loquace.
On le comprendra d’autant mieux qu’au cours de ces années où l’embrasement finit par advenir, elle était officiellement dans le camp de ceux qui le réprimèrent.
Made in La Marelle
Lucie Taïeb
Capitaine Vertu
Description de l’éditeur
Après plus de dix années de service acharné, Laure Vertu, capitaine de police exemplaire et enquêtrice hors pair, démissionne brutalement et sans aucune raison apparente, de son poste au sein de la brigade anti-fraude.
Cette démission constitue le premier geste d’une série de refus, que la capitaine Vertu, sorte de Bartleby au féminin, choisit d’opposer au monde tel qu’il est, à ses violences, ses dénis, ses faux espoirs, ses injonctions.
Dans ce roman, Lucie Taïeb met en scène avec beaucoup de justesse et de délicatesse un personnage qui, au carrefour de ses identités multiples – femme, policière et fille d’immigré –, cherche, quoi qu’il en coûte, à échapper à l’aliénation.
Avec Capitaine Vertu, elle s’empare du genre de l’enquête, et dans une grande économie de moyen, déroule une quête haletante d’un destin, du rôle que nous pouvons jouer dans une société ou toute idée de justice semble avoir disparu.
Lucie Taïeb nous place devant cette question très actuelle. Comment supporter la violence du monde, et notre terrible impuissance, quand les seules options qui restent sont : enquêter, rêver, disparaître. Sa réponse est d’une grande justesse. Avec un soupçon d’ironie, elle mène son héroïne à sa perte, dans un élan à la fois tendre et cruel, drôle souvent.
Source : Éditions de l’ogre
Extrait
Dans sa tête loge une armée. Il n’y paraît pas, cependant. Elle est allongée dans des draps d’un blanc frais, quarante ans et des poussières, ses cheveux châtain clair en bataille sur sa tempe, plongée dans le profond sommeil des rêves. Chaque nuit, la même lutte ; chaque matin, le même oubli. Dans son rêve, un soleil éclatant, pavés d’après la pluie, lavés, luisants. Elle est seule sur la grande avenue, aucun trafic, seulement l’Arc, en haut, et la Concorde en bas. On est, dans un rêve, partout, et tout est "soi".
Le sol tremble vaguement et les pavés se disjoignent, mais c’est ailleurs et elle ne peut pas savoir. Qui serait avec elle dans la chambre où elle repose verrait son visage s’assombrir. Il n’y a personne. Seulement les pavés qui se disjoignent et laissent deviner quelque chose de noir et de granuleux, du goudron, de la terre peut-être. Elle s’est agenouillée, elle regarde le sol de très près, un long moment, absorbée, faisant abstraction de tout le reste, un peu plus et elle collerait l’oreille contre les pavés pour savoir d’où vient le galop, quelque chose a tremblé, s’est ébranlé, elle a ressenti la secousse, l’image du rêve pourrait se briser comme une vitre, laisser s’engouffrer un grand souffle vide, mais au lieu de cela, lorsqu’elle relève la tête, ce qu’elle aperçoit, à l’horizon, ce sont des hommes. Principalement des hommes, mais aussi des femmes et quelques enfants.
Ils ont surgi des profondeurs de la terre, des tunnels et des souterrains, de tous les lieux de misère et d’ombre où ils avaient trouvé refuge. Ils émergent comme des travailleurs ressortent d’une mine, épuisés, meurtris, après un coup de grisou, ils ont le même visage noir de suie, mais nulle fatigue, nulle blessure. Le coup de grisou, le tremblement, c’est eux. En nombre venus des profondeurs de la terre, c’est là sa terreur, son désir. Ils n’ont pas avec eux de banderoles, aucun mot d’ordre, plus personne dans ce pays ne demande rien, ne refuse rien depuis longtemps.
C’est elle qui donne l’alarme.
Elle est immobile, à l’endroit exact où le rêve a commencé, figée dans le soleil éclatant, elle regarde monter la marée sombre et vindicative, elle attend qu’apparaisse le seul adversaire possible, et les voilà enfin, les blindés blancs, les hommes harnachés, on a pris son appel au sérieux, depuis des décennies on n’a plus vu personne dans la rue, mais on sait ce qu’il faut faire. C’est bien réel, songe l’un des hommes, l’un des plus jeunes, qui n’a jamais connu que des simulations. Elle entend ses moindres pensées et en pensée elle lui répond : c’est bien réel, oui, tiens-toi prêt. Pourtant ceux d’en bas semblent désarmés. Ils avancent comme au ralenti, on va se retrouver idiots sur les réseaux à avoir voulu arrêter de simples danseurs de rue, songe un autre, qui espère encore faire partie d’un spectacle qu’on filmerait à son insu.
À l’endroit précis où elle se trouvait, ils s’alignent, matraque dans une main, bouclier dans l’autre.
Elle regarde la masse du peuple souterrain qui avance lentement vers les représentants de l’ordre, ils ont le visage impassible de ceux que rien n’arrête, aucune arme visible, mais chacun sait à ce moment précis qu’ils ont décidé de ne plus endurer. Ce n’est pas une révolution, songe-t-elle, c’est une catastrophe naturelle : ils sont le vent qui dévaste, la mer qui détruit les rivages, la pluie diluvienne et les torrents de boue, ils sont le châtiment et la justice, ils sont la fin. Mais s’ils n’ont pas un plan solide, ils vont se faire massacrer.
Nous avons un plan solide et tu es bien placée pour le savoir, répondent-ils, dans la voix de son rêve. Elle fait mine de ne pas les entendre. Elle est trop occupée, depuis un point de vue désormais indéterminé, depuis l’autre côté de ses yeux clos, sans doute, à observer la scène. Car la foule désormais est parvenue au point de contact avec la police. Certains des jeunes gars tremblent, ils n’ont jamais rien vu de pareil, sinon dans les archives qu’on leur montre en formation. Et voilà qu’avancent vers eux des hommes, des femmes, quelques enfants, des corps debout, des poings serrés, des regards droits, toute une chair compacte irriguée du même sang de la révolte ; c’est dans cette foule qu’il va falloir charger, c’est eux qu’il va falloir, incessamment, et par tous les moyens à leur disposition, disperser, écraser, il va falloir faire preuve de pédagogie, ils le savent, c’est-à-dire leur apprendre à renoncer, définitivement, à la rue. Ils distinguent les premiers visages, les corps sont de plus en plus proches, leur cœur bat de plus en plus fort, de peur, d’excitation, de honte, peut-être. Ce n’est pas un sentiment, rectifie l’un d’entre eux. Juste l’adrénaline. La chimie. Un grand bon shoot avant l’affrontement.
Nul ne sait pourquoi son esprit lui sert, nuit après nuit, ce même rêve, ni pourquoi au matin elle l’efface. Sans doute, il faut y voir l’écho troublé de la répression violente qui, quelques années auparavant, a définitivement mis fin à toute velléité de manifestation publique.