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Il faisait froid, c’était le mois de novembre. […] Je voulais changer de point de vue, ralentir le temps à l’intérieur. Je restais en Savoie sans savoir exactement pourquoi. Le lendemain matin, par téléphone, Anne m’a parlé de Claude Batho (de vous, j’écrirais) et c’est ainsi que j’ai su que ce paysage appartenait également à quelqu’un d’autre.

Made in La Marelle

Aliona Gloukhova
Photos : Claude Batho

Visages et paysages d’en haut

Fage, mai 2022

Description de l’éditeur

Séjournant régulièrement à Héry-sur-Ugine, la photographe s’est attachée entre 1956 et 1981 à relater à travers ses clichés l’existence rude et authentique des habitants et paysans de la région sur les pentes du mont Charvin.
Des années plus tard, Aliona Gloukhova tisse avec elle un lien imaginaire en proposant des textes inspirés par ces photographies…

Coproduit avec la Ville d’Ugine, la Fondation Facim, publié à l’occasion de l’exposition à Curiox, Centre d’art et de rencontres d’Ugine (Savoie) du 26 mai au 27 novembre 2021.

Photographies en NB de Claude Batho
Texte d’Aliona Gloukhova

 

Extrait

1. Je regarde les photos de Claude Batho dans la salle d’exposition Curiox.

2. Certains matins, les personnes qui y apparaissent deviennent mes proches, potentiels, souvenus.

3. Je regarde ces gens longtemps au début, j’imprime leurs visages dans le mien que je détends pour qu’il perçoive davantage, je m’éloigne ensuite, traverse la salle, regarde de l’autre côté.

4. Je connais leurs prénoms : Jules, Jérémie, Laurence, Francis, Lucien, Pierrette, Sandrine, Germaine, Clément, Jeanine, Alice, Marie, Marguerite.

5. Certaines photographies possèdent un espace vacant où je peux venir pour me rappeler.

6. Certains photographes savent capter cette substance incertaine, potentielle de la mémoire : mon passé, mon présent auraient pu y avoir lieu.

7. Je peux me chercher d’une manière précise, factuelle : suis-je derrière le poteau qui porte les fleurs, dans le noir à côté du panier à salade mis au bord de la fenêtre, derrière l’arbre embrumé, hors cadre, la personne regardée par celui, celle, ceux qui apparaissent sur les photos ?

8. On ne me voit pas tout de suite, comme l’enfant de Pierrette, il se cache derrière la jupe de sa maman, elle coupe la tomme. Ce n’est que la deuxième fois, troisième, que son œil apparaît à un visiteur de l’exposition qui sait prendre son temps.

9. Je me rends compte qu’il y a toujours quelque chose qui nous échappe, même quand on regarde sans cligner des yeux, sans détourner la tête. Claude Batho n’accentue pas, n’amène pas notre regard.

10. Se souvenir des événements des vies des autres auxquelles on n’a pas assisté est possible quand on ne se réfère pas aux faits concrets ni aux dates, mais plutôt aux sensations multiples. On peut découvrir avec étonnement qu’il y a une ressemblance certaine.

11. Alors je procède ainsi : je choisis une photographie, je passe du temps devant, je la regarde, puis je dépose cette image derrière mes yeux. Je peux m’éloigner ensuite et porter cette image en moi un certain temps. À la fin, je sais qu’un souvenir apparaîtra.

12. Je me mets devant la photographie d’un tilleul dans la brune, je vois que le sol est un peu incliné, mais l’arbre tient droit. J’essaie de l’imprimer dans mon corps et j’hésite entre rendre tout instable autour ou être oblique moi-même. Il y a des degrés de gris — degrés de vapeur, humidité — je l’imagine sur ma peau, mes cheveux, ces milliers de gouttes minuscules qui ne sont plus des gouttes. Maintenant je suis inclinée et couverte de brume, il me reste la lumière et je peux m’éloigner ensuite.

13. Je m’imagine dans un matin pareil, je me souviens : c’est en Bourgogne, je sors et je ne suis pas encore réveillée, je me sens un peu dans les deux endroits en même temps, allongée sur le lit, couverture lourde, deux coussins en vrac et quelque part dehors. Je retrouve le tilleul, mais aussi un voisin que je n’ai pas vu depuis longtemps.