Un théâtre de l’absurde à l’humour ravageur, sans que l’auteur renonce à dire la grandeur presque candide des êtres qui se débattent malgré tout ce qui les enferme. Les lois, les règles, les déterminismes et les ballons de baudruche volent en éclats.
Made in La Marelle
Antoine Mouton
Toto perpendiculaire au monde
Description de l’éditeur
Au 133, on vit en couple. Jean-Max est célibataire, mais c’est exceptionnel. Il y a Toto et sa femme, dont il tente de connaître le prénom ; le sociocouple, qui décrypte ses voisins ; le couple de sculpteurs, dont le mari s’est enfermé dans sa sculpture ; ou encore le couple policier qui investigue dès lors que quelque chose de louche advient…
Car au 133, il paraît qu’une hache est dissimulée quelque part, ainsi qu’une sortie. Encore faut-il les trouver. Certains seraient prêts à tout pour cela. Même à découper leurs voisins. En attendant, quand les ballons surgissent dans le couloir, c’est la cohue, on se jette dessus.
Source : éditions Bourgois
Extrait
J’ai trouvé ma femme dans mon lit comme tout le monde, mais ma femme aussi m’a trouvé dans le sien. Nous nous disputons souvent lorsque nous racontons l’histoire de notre rencontre, dans un récit il ne faut qu’un point de vue même avec deux protagonistes.
Je ne lui ai pas posé de questions mais à présent je regrette car je ne sais rien d’elle. Et pour l’interrogatoire c’est trop tard :
— Comment tu t’appelles ?
— Tu n’avais qu’à t’y intéresser avant.
Ma femme a une fourmi au bout de l’index. Elle la regarde faire le tour de son doigt : l’ongle, la peau, la lunule, la peau, l’ongle, l’envie, et bis repetita. Il faut toujours que tout tourne autour d’elle. Si elle sort, je sors ; si elle se couche, je me couche ; si elle éteint la lumière… il n’y a qu’une lumière.
— Et la fourmi, elle s’appelle comment ?
— Comme moi.
Notre fenêtre donne sur une planche de bois dont j’admire les rainures. Parfois le vent la soulève, du moins ma femme l’affirme-t-elle, cela arrive toujours quand j’ai le dos tourné. Je la crois afin d’unifier nos points de vue.
— Il fait beau dehors, dit-elle.
— Sûrement, dis-je.
Nous construisons notre harmonie méthodiquement, brique après brique. Mais parfois je pense que derrière les fenêtres il n’y a rien.
Je n’étais pas vraiment défini avant de rencontrer ma femme. Je me sers d’elle pour délimiter l’espace de ma personnalité, prenant soin de ne pas empiéter sur la sienne ; elle ne le supporterait pas.
Bien sûr je suis parfois traversé par le rêve fou de devenir ma femme, comme nous tous ici. D’ailleurs, si par mégarde ou malice j’enfile ses chaussettes au lieu des miennes, j’ai beaucoup moins froid aux pieds, certes. Mais aussitôt elle me plaque au sol et me destitue de sa propriété, pour me rappeler qui je suis, qui elle est, et toute la distance qu’il y a entre nous. Alors je me retrouve pieds nus, le froid revient, et mes chaussettes tristounettes finissent par me satisfaire.
La porte de notre chambre est celle qui claque le plus fort. Ma femme aime à faire sursauter ses semblables. Quand elle se fâche contre moi, n’ayant nulle part où se rendre (nos logements ne comptent qu’une seule pièce et nous n’avons plus d’amis chez qui nous réfugier), elle se contente d’ouvrir la porte et de la refermer violemment. Elle reste dans la chambre, mais la porte a claqué : je suis prévenu.
Ma femme est entêtée mais la vie avec elle est facile, je suis très malléable. Nous sommes bien assortis. De toute façon on ne peut pas intervertir les binômes à sa guise, au 133. Cela devrait éviter la pagaille. (Mais évidemment il y a les mensonges, les transferts furtifs pendant la nuit, les fugues et les entourloupes que protège le silence. "Je crois que nous surestimons l’ordre qui règne ici, disait notre amie la boule d’or. En fait, nous surestimons l’ordre d’une façon générale. Nous le confondons avec le bien.")
Le divorce est possible seulement quand deux couples en font la demande simultanément. Cette condition remplie, un tribunal se constitue pour officialiser les séparations. Alors le mari du premier couple doit aussitôt accepter de s’unir à la femme du second, et l’époux du second à l’épouse du premier. Pas de tergiversation, pas d’exception : le divorce est un remariage. Certains déchantent au bout de quelques jours et guettent avec concupiscence la prochaine rupture pour tenter une nouvelle combinaison.
Par chance, ma femme n’a jamais espéré trouver mieux ailleurs. Même du temps de l’amitié, elle ne songeait pas à divorcer pour que nous nous remariions avec les boules d’or. De toute façon la femme l’intéressait plus que le mari – "grosso modo, il te vaut", me disait-elle d’un air blasé.
Malheureusement, aucune procédure ne lie ni ne délie les amis. J’aurais bien aimé que la loi nous contraigne à la réconciliation malgré la fâcherie. Ou bien à revoir nos critères d’évaluation. Ou encore à chercher d’autres camarades. Qu’après notre dispute avec les boules, nous ayons été obligés d’inviter les dentistes à dîner par exemple. Ma femme ne voit pas les choses comme moi : "Et on parlerait de quoi ? De la meilleure manière de se brosser les dents ?"
Ma femme est radicale, position difficile à tenir dans un monde mou ; mais elle s’obstine. Depuis que nous ne parlons plus entre binômes, personne n’ose mettre les pieds dans le plat. Face au couple qui sent mauvais, nous restons silencieux, espérant qu’il comprendra par lui-même. "Inefficace", pense ma femme. Elle dépose un savon devant la porte du duo problématique, accompagné de quelques conseils d’utilisation.
Pointant du doigt ce dont plus personne ne veut s’occuper, elle reçoit des lettres comminatoires. "Mêle-toi de tes fesses", lui écrit-on. Les gens n’aiment pas qu’on soulève leurs problèmes, encore moins qu’on dégote pour eux une solution.
La radicalité de ma femme se reconnaît à sa façon de relier sans effort deux idées éloignées l’une de l’autre pour n’en former qu’une seule. Au moins de cette façon les idées ne restent pas dans un coin de la tête à végéter, hermétiquement séparées jusqu’à s’atrophier. Certains préfèrent les chemins tortueux, qu’ils jugent plus véridiques. Mais beaucoup se perdent en route et ne parviennent pas à rejoindre l’idée qu’ils visaient, ni même une autre qu’ils auraient pu découvrir en s’égarant. Ils partent d’une idée et ne vont nulle part. On appelle cette attitude : le sérieux.
Ma femme n’est pas sensible au sérieux. Il s’agit pourtant du courant de pensée dominant au 133. Sa marginalité fonctionnelle ne la tourmente pas, elle aime que les choses aillent vite même si elles vont n’importe où. Elle colle à tout-va deux idées éloignées l’une de l’autre pour le simple plaisir de voir ce que ça donne. "Comment crois-tu que la tarte tatin a été inventée, Toto ?, m’admoneste-t-elle quand je lui dis qu’elle exagère. En jetant par terre une tarte normale. Moi, c’est ce que je fais avec les idées." À côté d’elle, nous semblons tous très laborieux.
"La vraie joie est le bruit que fait le désir quand on le projette contre les idées fausses", avait déclaré la boule d’or, du temps où elle trouvait notre lit propice à la philosophie. Elles s’entendaient vraiment bien, toutes les deux. Jusqu’à ce que ma femme se mêle de leurs affaires et que cette ingérence nous désunisse à tout jamais.