La deuxième chose que j’ai vue en entrant dans la villa des auteurs, c’est un billet laconique posé sur les rayonnages du salon : « Victor Hugo, c’est très surfait » signé Khronos. Je ne connais pas ce Khronos ; l’original, Cronos, lui bien mieux. Après enquête, ce Khronos-là semble être un membre du collectif U4 qui m’a précédé en résidence à La Marelle en mai 2014. Mais lequel d’entre eux se cache derrière Khronos ? Ils sont quatre ! Amoins que tous les membres de cette joyeuse troupe d’auteurs post-apocalyptiques ne se soient collectivement concertés pour le rédiger. Mystère. En attendant qu’il s’éclaircisse, j’ai relu plusieurs fois le ticket de Khronos : cinq mots sans appel « Victor Hugo, c’est très surfait ». Un Aller Simple pour le labyrinthe de l’introspection. Au cours de ce voyage périlleux, je m’interroge franchement sur un auteur qui pour moi était jusqu’ici respectable, et qui pour d’autres était visiblement très surfait ! Ce qui par déduction semblait vouloir dire, qu’à l’apprécier de longue date, j’étais moi aussi possiblement surfait !? Forcément, à ce stade, l’ego se rebelle. Mon esprit critique s’était-il laissé aveugler par son parcours politique exemplaire ? Ou complaisant à cause de la place que je lui avais réservée au rayon de mes favoris ? William Shakespeare, Hermann Melville, Jack London, Ernest Hemingway, Lawrence d’Arabie & André Malraux chevauchant ensemble « La Tentation de l’absolu », Malcom Lowry, Lawrence Durrell dans sa correspondance privée avec Henri Miller, Les Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, Léo Ferré.
Je vous rassure ; il m’a payé l’Aller, je lui paye le Retour. Moi je ne pense pas qu’il soit si surfait, le Viktor. Comme je suis un type plutôt « Fen Shui » qui harmonise sur sa route les lieux qu’il traverse, le billet de Khronos a bien failli gicler à la poubelle. Je suis repassé devant la relique à plusieurs reprises ; l’ai lu et relu, soupesé, feint de l’ignorer mais elle a fini par m’agacer pour de bon ; par m’obséder. Je suis bien capable moi aussi d’incendier de mes foudres un auteur que je trouve fainéant, faiseur ou tartuffe. « E. F., Écrasons l’infâme » écrivait Voltaire. « F. pour Foutu » écrivait Saint Just. J’ai finalement décidé de pondérer ma colère en saisissant un médiateur : le Petit Robert qui m’avait été remis le jour de mon arrivée à la villa. De surfait donc, en voilà la définition dans son édition de 1994. Surfait : « excessif, immodéré. Qui est apprécié, estimé plus que de raison […] Auteur, ouvrage surfait. » Dans le cas de Victor Hugo, les deux premiers qualificatifs sont un vrai compliment. La suite est plus conforme au sens commun que nous attribuons à cet adjectif dégradant. Je ne crois pas m’être laissé influencer par la notoriété et l’intellectuellement correct liés à l’aura de ce grand écrivain classique. Bien entendu, comme Khronos, j’ai moi aussi des goûts et des préférences : entre Dan Brown et Umberto Eco, dans la même catégorie, c’est le premier qui pour moi est surfait. Mais l’énigmatique Khronos, lui, pense-t-il que la prose ou les rimes du maître de Jersey soient ampoulées ou qu’elles aient mal vieilli ? Ou que l’écrivain des Misérables et de Notre-Dame de Paris soit spécieux ou sophiste dans ses intentions ? Je suis bien trop loin du cercle hugolien de ses adorateurs romantiques pour avoir le dernier mot dans cette petite « Bataille d’Hernani » qui m’oppose à ce Khronos. En fait les auteurs, je les picore ; je les grappille. Il faut vraiment que je sois accroché comme en amour pour les lire intégralement, comme je prends le temps de découvrir les femmes que j’aime du lobe de leurs oreilles à leurs plus petits orteils. La seule intégrale que je me suis promis de lire de la tête aux pieds est celle de Jack London mais, aux dernières nouvelles, pour des questions relatives aux prétentions de certains de ses ayants droit, elle reste incomplète à ce jour à « La Pléiade » où je pensais l’acquérir une bonne fois pour toutes.
À propos de grappilleur, Roman Polanski expliquait qu’en entrant dans un multiplexe, il lui arrivait de changer de salle, en cours de séance, dès lors qu’il avait compris l’intrigue ou les enjeux prévisibles du scénario. Il pouvait ainsi voir jusqu’à trois films le même soir pour le prix d’un seul. L’acte I du premier film, l’acte II du deuxième (plus long et plus difficile à suivre si l’on a raté le début) et l’acte III du troisième film, climax et épilogue compris, en tentant de reconstituer les enjeux du prologue a posteriori. Bel exercice ! Je ne m’y suis encore jamais essayé, et je termine généralement les ouvrages que j’ai commencés. J’ai lu Le Seigneur des Anneaux de Tolkien en trois jours sans sortir de mon lit, à quelques rares exceptions sanitaires. Certains ouvrages me sont malgré tout tombés des mains avant la fin du premier chapitre. Dans ces cas-là, soit je m’y ennuie, soit j’y trouve trop de redites. Par exemple, Krishnamurti, qui est très pertinent mais qui se répète d’opus en opus, en y roulant en écho son motto sur le déconditionnement du cerveau reptilien. C’est remarquable et très instructif mais en lire un revient, à quelques nuances près, à les avoir tous lus. Le surnuméraire sort donc ainsi aussitôt de la mosaïque de mes collections. Je dégraisse fréquemment ma bibliothèque pour qu’elle reste vive. Une fois pourtant, je me suis fait avoir bêtement. Serge de Bastia m’avait offert Au-dessous du Volcan de Malcom Lowry en insistant bien sur le fait qu’il était pour moi ! Entendu ! J’attaque. Je suis très vite saoulé ; j’abandonne. N’ayant pas trouvé la clef de la porte d’entrée du roman, j’étais en train de m’épuiser. Je ne suis pas masochiste. Je le reprends quelques années plus tard – Serge me l’avait dédicacé – et là, d’un coup, je trouve le tire-bouchon et le vin coule à flots. Une beuverie ! En fait, Malcom Lowry déstructurait progressivement sa construction stylistique à l’image de la descente hallucinogène de son Consul alcoolique jusqu’au tombeau. Et ça, j’étais passé à côté lors de ma première tentative de lecture. Brillantissime.
Et pour revenir à l’affaire du billet, Khronos n’a peut-être pas trouvé, lui non plus, sa clef lecture de V. H. ? Qui que vous soyez, Khronos, est-ce si surfait d’être le réconciliateur de la Commune, le promoteur de la démocratie, de l’Europe, de la Laïcité, de tenter d’abolir la peine de mort ou de dénoncer la misère ? À l’énumération du palmarès de ce grand visionnaire, il serait tentant, je vous l’accorde, de réduire Hugo à sa dimension d’animal politique en oubliant trop vite le poète qui portait l’ensemble, comme Atlas le monde. Art et Politique ne font pourtant qu’un quand la forme exalte le fond. J’ai un ami comédien & metteur en scène, Laurent Schuh, qui m’a fait découvrir et aimer jusqu’à l’ivresse L’Homme qui rit. La voix du tonnerre, le souffle des planètes. Quel récit ! En apparence celui de modestes bateleurs anglais qui montent à la capitale pour y donner un spectacle de foire monstrueux, somme toute, assez banal. Mais pour quel motif l’auteur leur fait-il entreprendre ce voyage dans le froid et la désolation vers Londres ? Eh bien, pour y porter la parole cinglante des gueux à la chambre des Lords, le jour de l’augmentation de salaire du roi d’Angleterre : « Non content ! » Un songe prémonitoire ; une lueur d’espoir. Le voilà le génie ! J’en frissonne encore, tant Laurent, dans son interprétation magistrale (il est seul en scène et joue tous les rôles) porte, en héraut, l’étendard du géant dans lequel il a glissé, depuis quelques années, ses petits pieds forts avisés.
J’ai donc bien failli le jeter le billet de Khronos, vous ai-je dit, mais je ne serai jamais le bourreau de la liberté de penser. Reste tout de même l’intransigeance de la sanction avec laquelle je suis en délicatesse : « Victor Hugo, c’est très surfait ». Opinion ferme et définitive ? Farce ? Provocation artistique ? Politique ? Fondée ? Infondée ? Mépris ? Méconnaissance ? Que sais-je ? Moi, je n’ai pas été biberonné à l’école du cynisme mais à celle de la maïeutique. Alors si l’auteur du billet de la bibliothèque du salon de La Marelle m’entend, je l’invite à m’éclairer sur ce qui le fâche tant, et le remercie, quoi qu’il en soit, de m’avoir mis en garde bien involontairement contre la pédanterie du verbe. Je remets donc bien sagement ce billet à sa place, sur son étagère, en attendant de ses nouvelles. « Aimer c’est agir » écrivait Victor Hugo. J’écris.
Extrait du carnet de bord des « Contes de l’Alycastre » et cliché de Dominique Dattola, directeur de la publication, en résidence à la Villa des Auteurs de la Friche de la Belle de Mai Marseille, le 27 mai 2016.