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Les Dragons de Singapour

Carnet de résidence

Don Datto di Melito

29 Mai 2016

1… 2… 3… Troisième impression de résidence ; celle de la nuit.

La troisième chose que j’ai vue en entrant dans la villa des auteurs, c’est moi. Les choses sérieuses ont commencé. C’est au pied du mur que l’on voit le maçon. Je n’en mène pas large. J’affûte ma plume. Ce projet, je le cajole : quelques repérages en bonne compagnie pour humer l’ambiance d’une île au Levant, et en scruter les crêtes à la jumelle depuis les repaires des frères de la côte. Quelques achats d’ouvrages et de cartes anciennes chez les bouquinistes de la cité phocéenne. Quelques navigations de première nécessité sur la toile, dans les musées de la Marine. Sans oublier le relais de poste de mon émissaire secret qui m’a encore envoyé anonymement, sans mode d’emploi, tout un tas de documents à dépouiller pour avancer dans mon récit. Pas facile de travailler en famille. Don Datto di Melito me surestime sans doute. C’est pourtant mon cousin ! Certes éloigné, mais il pourrait être un peu plus prodigue dans ses explications à mon endroit. Aucun commentaire. Rien ! Pascal Jourdana m’avait pourtant prévenu que de collaborer avec un fantôme allait être sportif, pour ne pas dire relever de la haute voltige. Je suis resté à quai. Je prenais du retard.

Mais je suis têtu, et il y avait une raison à cela. Brinquebalé encore récemment de ville en ville pour projeter mes « 3 Vies du Chevalier » dans les salles obscures, le public ne manquait pas de me demander à l’issue des débats de quel nouveau projet je pouvais bien encore espérer rêver après un tel barouf d’une heure cinquante. Je n’ai presque jamais répondu deux fois la même chose tant j’étais ébranlé par la question. La grande lessiveuse de cette production cinématographique fauchée était passée par là et m’avait rendu totalement muet. Aujourd’hui, d’ailleurs, on ne dit plus « production fauchée » mais plutôt « film de la diversité ». C’est plus digeste pour ceux qui bâfrent les petits fours des avant-premières. Même fauchés, on sait recevoir ! La première fois que l’on me questionna sur mon avenir, je crus bien que j’allais m’étouffer. Je savais que la question finirait par venir et je la redoutais comme une alerte à la bombe. Je n’avais rien à dire. J’ai lancé ironiquement : « Un film pornographique ! » Rigolade garantie ; le sexe a bonne presse. La réplique n’est pas de moi ; elle est du journaliste Denis Robert, lancée en fin d’une conférence à laquelle j’assistais au Sénat sur l’affaire Clearstream. L’enquête l’avait éreinté. Après un effort surhumain, l’esprit, qui cherche un peu de paix dans les racines de la vie, pense instinctivement aux grandes vacances de l’érotisme, du sexe solaire et de la pornographie. Au festival de Bastia où je projetais « Le Procès de Socrate » coécrit avec Christian Philibert, un couple sort de la salle pendant la séance. Dix-sept minutes ; c’était plutôt vexant ! Comme je me tiens à la porte, comme à l’accoutumée, pour sentir les vibrations du public, je leur demande à la sortie si le film leur avait déplu ? Ils me répondent avec malice que tant de noirceur leur avait donnée une irrépressible envie de baiser.

De ça, je viens de parler ce matin avec l’autrice canadienne Nina Bunjevac, en résidence à l’étage du dessus. Après son Fatherland et sa traînée d’horreurs durant la guerre des Balkans, elle a décidé d’écrire une BD pornographique comme intermède avant de replonger dans des projets plus politiques. Il semblerait que nous soyons nombreux à opter pour ce genre de soupape. De mon côté, j’avais écrit quelques années auparavant une pièce érotique en un acte S.M.S. donnée à Paris au Batofar, mais là devant le public qui me pressait de répondre, je n’étais plus sûr d’avoir envie de quoi que soi. Alors à l’aveuglette, je balançais des synopsis à qui mieux mieux à la sortie des projos comme on distribue des eskimos. J’en ai plein mes frigos : tantôt un documentaire sur l’Histoire de la justice internationale avec laquelle j’avais collaboré, l’adaptation de Monsieur Snow, la pièce de Théâtre de Max Naldini que j’avais monté à Marseille, une symphonie enivrante d’abeilles en Luberon en hommage à « Koyaanisqatsi » de Godfrey Reggio, ou bien un road-movie à motocyclette. Je suis un biker impénitent, et je n’ai encore jamais entendu au cinéma le cliquetis inénarrable du métal bouillant du V-Twin qui refroidit devant l’abreuvoir du saloon. Si un jour je tourne pareil film, tout le monde pourrait enfin l’entendre… Un florilège incomplet.

Mille et un projets donc ; plus qu’il n’en faut pour une vie. Je comptais un peu sur mon public pour m’aider à choisir ; alors j’ai écouté bien attentivement ses questions, ses commentaires, ses critiques au-delà des « très intéressant » adressés poliment au bonimenteur qui tenait le microphone. Aucun désir ! Fallait-il donc me passer de son adhésion pour faire mon choix ? Fallait-il faire passer des petits papiers dans un chapeau pour le tirer au sort ? Le bon projet était-il sur ma liste ? Il n’y était pas ! J’ai mis du temps à dévoiler le « Conte de l’Alycastre » de Don Datto di Melito dont je me promettais d’être, un jour ou l’autre, le champion. Seuls mes proches savaient ce qui se tramait dans l’ombre. Je ne l’avais pas inclus dans ma liste de projets. Il me semblait tellement éloigné de la séance qui venait de se jouer, que j’avais peur de dérouter mon auditoire  : vous venez de vous en prendre pour une heure cinquante, eh bien je vous en recolle encore pour une heure d’angoisse existentielle pendant le débat ! Ça va être chaud les cocos pour attraper le dernier bus ! La peur est bien mauvaise conseillère. C’est ce projet-là, même s’il n’était pas cinématographique, qui a piqué leur curiosité. Ils ont tout de suite accroché.

Je proposai donc le sujet à La Marelle. Holà ! Loin de moi l’idée d’en faire un film. Un récit historique oui, mais pour le scénario et les images, on verrait plus tard. Je m’étais cassé la plume à maintes reprises sur les scénarios. À dix-sept ans, j’écrivais des poèmes la nuit, à la fraîche, à Marseille, rue Curiol. J’ai plusieurs fois habité aux étages qui surplombent les trottoirs de la prostitution. Il y a toujours beaucoup d’humanité. Le jour, je travaillais au Théâtre du Gymnase pour Marcel Maréchal. J’y ai débuté comme conducteur de chaudière. Une pelle, un tas de charbon, une chaufferie exigüe. Un cargo de nuit. Je faisais tout mon possible pour prendre l’air sur le pont et un peu de cet air de kermesse permanente, qu’est Marseille. À cette époque, je buvais au goulot du Surréalisme et de la pop music des marins de l’US Navy en goguette. J’ai découvert Genesis chez moi en fumant le calumet de la paix en leur compagnie. J’apprenais à écrire des images avec André Breton et son Manifeste du Surréalisme ; un manifeste dont j’ai vite été dissident.

Et puis j’ai voulu faire du Cinéma ; d’un coup ça s’est franchement compliqué. Pour l’écriture notamment. Un scénario, c’est un plan d’architecte à la dramaturgie bien lubrifiée depuis l’antiquité. Mais le plan n’est pas la maison, et si la maison ne se construit pas, les cent vingt pages du scénario servent à caler les meubles. Tout au plus ennuyer vos amis qui ne sont pas de la partie et qui peuvent difficilement admettre comme trait de génie des phrases du genre : « Il dévale les escaliers quatre à quatre. Il traverse la rue et manque de se faire écraser par une voiture jaune. La jolie jeune femme brune au volant lui sourit. C’est le coup de foudre. (Il a des chaussures jaunes aux pieds). » Trois lignes. De l’action, de l’action, de l’action et quelques dialogues de préférence pas trop poétiques. « Lui : Vous êtes très belle. Elle : Je suis pressée. » Au metteur en scène et aux acteurs de faire en sorte que le texte devienne pulpeux. Mais en tant que tel, le scénario n’est pas un objet littéraire ; seule l’histoire compte. Un vocabulaire dépouillé à l’os, ni odeurs, ni saveurs ; peu de voix intérieures. Bon ! La Marelle s’intéresse à mon développement littéraire, même si je n’en suis que le directeur de la publication pour le compte d’un auteur qui ne souhaite se montrer. Pascal hésite, demande à lire tout ce que j’ai écrit. Tout ! Il accepte et me voilà en route pour ma première résidence d’écriture.

Je m’y prépare, commence mes paquetages, mais le téléphone sonne à l’improviste et me voilà en route pour une autre destination : Singapour où je dois présenter mon long métrage documentaire en version anglaise, pour la première fois. J’avais pris un appareil pour faire les clichés des buildings que mon fils m’avait demandé de lui ramener pour ses études d’architecture. Les gratte-ciel rivalisent de virtuosité. Les punitions corporelles et la peine de mort, elles, ne rivalisent pas du tout avec nos Droits de l’Homme. J’aime cadrer. J’avais toujours les yeux en l’air. C’est comme cela que j’ai découvert « La Marelle café », sur Muscat Street, dans le quartier musulman, à quelques centaines de mètres de mon hôtel. Café La Marelle ! Tout me ramenait à Marseille. Le lendemain des essais de projection à l’Alliance Française, c’était relâche. Je n’ai pas pris d’ombrelle mais un bon coup de chaud. Et me voilà me dirigeant à pied, en bon touriste par 40° C, en direction du parc du Garden of the Bay et ses deux grandes serres tropicales qui font la fierté du pays. Je choisis celle de la forêt dans les nuages « The Cloud Forest » à cause de « The Emerald Forest » de John Boorman. Sitôt passé le tourniquet, à l’entrée de la canopée, après la cascade, se cachait dans la verdure luxuriante une série de dragons de bois sur le flanc de la montagne artificielle. Les gardiens du sanctuaire. C’est à cela que l’on reconnaît un sanctuaire : il y a toujours un dragon pour en surveiller l’entrée. La serre était donc un sanctuaire puisqu’il était gardé. Le royaume de Thèbes aussi était un sanctuaire ; Œdipe y affronte le sphinx avant d’y être couronné roi. Dans toutes les civilisations, la route du héros croise souvent celle du dragon. À Singapour, à part moi-même, je n’avais personne d’autre à affronter. Le chemin était tout tracé jusqu’au sommet. Une visite guidée ; un jardin très policé. Même pas besoin des cailloux du Petit Poucet. Je les ai tous débusqués, dans les escaliers, les dragons de bois de la serre et les ai pris en photo sous tous les angles. L’Alycastre est un dragon ; j’étais dans mon sujet. J’étais déjà en résidence.

Revenons à aujourd’hui. En allant me faire couper les cheveux Cours Julien, j’ai défini le maître mot de cette résidence. Ce sera la résidence du dragon, mais un dragon comme figure principale ne suppose pas forcément que la thématique de l’ouvrage soit celle qui porte son nom. Il y a en effet de nombreux points d’entrée dans ce récit à tiroir. C’est un « labyrinthe à complications » comme m’avait prévenu Don Datto di Melito. Décidemment, il me donne du fil à retordre. Je me suis engagé dans une aventure dont je ne suis pas certain de sortir victorieux. Depuis que je suis en âge d’écrire, toutes mes premières versions sont rédigées à la plume. Avec mes flèches ; mon arc et mon carquois devrais-je dire. La course du soleil. L’archer céleste. Apollon. Au stade initial de l’écriture, je me méfie de l’ordinateur. La tentation est trop grande de bouger des blocs de phrases comme je suis en train de le faire ici, de réorganiser ma pensée après coup, par petites lâchetés successives. J’avais lu un extrait d’un manuscrit original de Jean Giono ; il n’y avait aucune rature. Il était bien au point. Sans rature donc, j’avais décidé d’écrire, jadis, l’adaptation cinématographique de la nouvelle de Denis Llorca « Talluliah », rebaptisée pour le grand écran « Nouvelle de l’ancien monde ». Je m’étais dit empiriquement qu’un rudiment de méthode consistait à s’arrêter d’écrire au moment où l’on commence à s’écouter penser. Ce n’est pas bien compliqué, avec l’habitude, de détecter le moment où l’ego reprend le dessus sur notre écriture automatique. À chaque fois que l’incident se produisait, je m’arrêtais donc immédiatement pour ne pas faire aucune rature. Et à chaque fois, j’étais pris à cet instant d’un engourdissement inexplicable qui me plongeait invariablement dans le sommeil. La nouvelle question qui se posait était maintenant de régler la durée de la sieste qui s’était invitée à la fête du Prix Goncourt. J’étais bien là pour écrire, pas pour dormir. Je venais de relire 50 secrets magiques de Salvador Dali que j’avais acheté jadis à la boutique du musée de Figueras : un précis d’ascèse dans l’Art. Son conseil du « le sommeil à la clef » avait déjà retenu mon attention. Il n’y avait plus qu’à l’appliquer. J’ai donc dormi sur un fauteuil d’osier, une grosse clef entre les doigts, la main posée sur l’accoudoir au-dessus d’une assiette pleine de piécettes de monnaie. Et quelle clef ! Je dois vous avouer que je ne me sépare jamais de la clef de l’horloge à balancier de mon arrière-grand-père. Dans les vestibules du sommeil paradoxal, la clef finit par tomber sur les pièces, qui tintinnabulent ; un vrai réveille-matin, celui d’un nouveau matin où l’on fait peau neuve.

Ainsi, sans réfléchir, je pouvais reprendre le fil de ma pensée profonde là où je l’avais laissée, sans même me relire ; une transe chamanique mâtinée de références universitaires qui nous relie aux symboles primitifs de l’Humanité. N’est-ce pas la main même d’Hadrien qui guide celle de Marguerite Yourcenar quand elle écrit les mémoires de l’Empereur à la première personne du masculin ? L’excellence du genre autobiographique. Un but que j’ai fait mien en l’arrangeant à ma sauce : vraisemblablement au pistou, à l’anchoïade ou à l’aïoli. Durant cet été-là, sur mon cahier Clairefontaine à grands carreaux, ma plume avait glissé avec beaucoup moins d’accrocs que d’habitude. Sans doute le rosé du Luberon ou le Cassis qui accompagnaient la sauce n’y étaient pas pour rien. Bien entendu, au moment où je dus saisir le manuscrit sur mon ordinateur, tous les coups redevinrent permis. Ainsi est née ma « Nouvelle de l’Ancien Monde ». À partir de lundi, puisque pour moi elle fonctionne, j’appliquerai à nouveau la méthode, et le silence sera d’Or, sitôt ma plume rassasiée à son encrier de verre. Le dragon guidera ma main, à travers les bribes des récits de Don Datto di Melito que je peine à déchiffrer. Il est repassé hier tard dans la nuit sans réveiller personne, à part moi qui ne dormait pas. Il a escaladé la façade jusqu’à ma fenêtre pour me demander de modifier le titre de l’ouvrage, du singulier vers le pluriel. Ce seront désormais Les Contes de l’Alycastre, car trois tomes sont maintenant au programme. Il est reparti comme il est venu, à la faveur du tohu-bohu des derniers trains de la gare Saint-Charles qui se croisent au pied de la Friche de la Belle de Mai. Celui qui est en dehors de la danse connait bien des chansons. Pascal Jourdana s’agace de ne jamais le croiser. Je ne peux malheureusement rien lui promettre, juste lui faire état de la teneur de compléments d’informations énigmatiques.

 

Extrait du carnet de bord des « Contes de l’Alycastre » et cliché de Dominique Dattola, directeur de la publication, en résidence à la Villa des Auteurs de la Friche de la Belle de Mai Marseille, le 29 mai 2016.

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