J’étais en train de relire le récit épineux du vaisseau fantôme du corsaire algérois Ali Bitchin, quand une photo étrange s’est affichée sur mon profil Facebook. Le fameux vaisseau sans pavillon est réapparu hier dans le détroit de Messine. Ce n’est pas la première fois que le phénomène est documenté, sans que la « Guardia Costeria » ne puisse jamais prendre l’affaire au sérieux. Ce cliché a été pris par mon autre cousin calabrais, Daniele Dattola, depuis son balcon de Melito Porto Salvo. Ma deuxième vigie entre Charybde et Scylla. Je lui téléphoné aussitôt. Mais le vaisseau fantôme avait déjà bel et bien disparu à nouveau des écrans radars. J’ai contacté la capitainerie du port de Reggio, celle de Catagne, de Messine. Ils m’ont pris pour un fou.
J’ai envoyé un courriel à Don Datto di Melito pour savoir quelle pouvait être cette étrange embarcation anachronique. Pour une fois, il ne fut pas long à me répondre. Il s’agissait de « La Grâce », la réplique d’un brick tchèque du XVIIIe siècle qui avait lui-même repris le nom de la frégate d’Austin Herman, un explorateur et non moins corsaire, qui se targuait en privé, un siècle plus tôt, d’avoir bien connu Ali Bitchin. Il avait été très impressionné par la capacité qu’avait sa felouque de pouvoir se déplacer en des temps record pour être aperçue quasi simultanément dans des mouillages distants de plus de mille cinq cent milles marins, soit un peu moins que la longueur de la Méditerranée ; à croire qu’elle était ensorcelée. Ali Bitchin n’a jamais permis à Austin Herman de monter à bord, mais rien ne dit qu’à l’issue d’un des fructueux marchandages dont ils étaient coutumiers, Ali Bitchin ne lui ait pas troqué son secret. C’était un signe. Je n’ai aucune propension particulière pour le surnaturel, mais quand on est immergé dans son sujet, tous les canaux sont ouverts, et les choses viennent à vous naturellement. Les choses se sont précipitées, tant j’étais galvanisé par l’irruption inopinée de ce vaisseau.
J’ai rangé ma plume, installé mon QG informatique dans ma cabine. Je tape au kilomètre les XXI chants du récit entrecoupé de quelques courtes siestes. Une tarente s’est invitée chez moi par le hublot. Elle s’est glissée le long de la plinthe pour se cacher derrière un livre doré sur tranche que j’avais acheté en 2007 chez un bouquiniste lyonnais du quartier Saint-Jean : « Les Chevaliers de Rhodes ». Je l’ouvre, le picore entre Cervantes et Jodorowsky. Encore de nouvelles révélations qui avaient échappé à ma sagacité. Une mine d’Or. J’aimerais tant en discuter avec Don Datto, mais il est à nouveau muré dans le silence, à croire qu’il doit penser m’en avoir assez dit. Les perruches ne sont pas revenues depuis ma publication du 28 novembre, mais une pie qui a essayé depuis mon hublot laissé entr’ouvert d’embarquer ma petite plume de secours Montblanc posée scintillante sur l’écritoire pendant que je me faisais réchauffer un café. Elle était trop bavarde. J’apprends vite le langage des oiseaux. Je lui ai volé dans les plumes avant qu’elle ne réussisse son coup. J’ai tout repris à zéro : les cartes, les personnages, la météo, et la chrono, histoire de bien rabouter les huit premiers chants écrits en juin à La Marelle aux nouveaux. J’ai du mal à évaluer la pertinence de l’ensemble, mais à en croire le morse de Pascal Jourdana, qui continue de loin à veiller à la navigation, il est possible que, si je continue à serrer les voiles, je tienne le cap de bonne espérance.
Salut Dominique […] J’ai relu le tout, attentivement. D’abord sans crayon à la main, puis avec. Ça n’a pas changé grand-chose. Pour faire vite et ne pas te faire languir : continue comme ça ! Il y a bien des passages, quelques petites phrases, qui m’arrêtent parfois (2e tour), mais rien à corriger maintenant : on en reparlera quand tu en seras à une version complète. Ce que je peux te dire, c’est que, comme à chaque fois que j’ai pris tes textes, j’ai d’abord un peu de mal à y rentrer. Non, pas à « y rentrer », mais à me faire à sa musique, un peu trop pleine, un peu trop forte (« trop de notes », disait une mauvaise langue (Salieri ?) de Mozart !). À ses images un peu trop colorées. Ce n’est pas ce que je lis d’habitude, ce n’est pas ce « qu’on lit d’habitude », de nos jours je veux dire. Tu es plus baroque, plus lyrique, plus « sibyllin » que l’époque (qui fait davantage dans la ligne claire, voire le noir et blanc, et le désossé…). Ça surprend, donc. Mais assez vite, et pas parce que je dois te lire professionnellement, je me plie à ton rythme, à tes images, à tes énigmes. Et je rentre dedans totalement, sans reprendre mon souffle. Surtout parce que la logique du texte (et celle du récit) fonctionne, tu l’inscris dans une cohérence que tu tiens, que tu portes, sans dévier de son système.
Probablement que le dégoût de l’écriture sèche du scénario, et son rejet, te mènent naturellement vers l’autre bord, celui d’une écriture ample et très travaillée, mais ça n’est pas que ça, je pense. C’est aussi le projet de ce livre que d’être semé d’or et de symboles, traversé d’allégories et de surprises métaphoriques. Et le forme et le fond, on sait que bla bla bla… Donc, continue. Je te tempérerai peut-être parfois une fois achevé le Grand Œuvre, dans les détails, dans quelques images ou syntaxes bancales, ou too much, mais il n’est pas l’heure, ça te pénaliserait de travailler sur ces retours alors qu’il faut aller de l’avant.
Ma réserve sera ailleurs. Et elle ne te concernera pas forcément. Car je pense aux lecteurs et/ou aux éditeurs. Il se peut que cette approche déplaise, ou soit vue « de haut ». On entend parfois ça, chez un éditeur s’adressant à un auteur, aussi incroyable que ça paraisse : « c’est trop littéraire »!. Le comble tu me diras ! Mais ça peut vouloir dire deux choses :
1/ c’est trop « volontairement » littéraire (c’est-à-dire que ça copie de manière affectée le « grand style » – parfois certains écrivains africains ont ce travers, car voulant montrer qu’ils maîtrisent parfaitement les lettres françaises).
2/ ou bien ça n’est pas assez « moderne » (c’est-à-dire, dans le style « à la mode » : écriture du réel, autofiction, phrases courtes, etc.), du moins le modernisme à la française, car les mêmes éditeurs ou critiques peuvent encenser un roman américain plein de personnages, empli d’imaginaire et de « narration » tout en faisant la moue devant un roman français qui ferait exactement la même chose. Mon avis est que tu risques d’être dans ce 2e cas (pas le 1er). Ça peut donc déplaire, question de mode. Mais ça ne doit pas modifier le projet, ni ton approche stylistique. […]
Qu’en pense Don Datto di Melito ? Je sais que son silence t’agace. Tu n’es pas le seul. À suivre, donc !
Pascal Jourdana
Voici ma réponse : […] Donc tu as lu, et puisque tu es pris, tu as dû avoir une sacrée surprise au chant XVI ; un rebondissement incroyable auquel même moi je ne m’attendais pas. C’est Don Datto qui me l’a dicté au téléphone, à son retour de l’île Candie. Ce qui m’avait semblé de prime abord n’être qu’une anecdote s’est révélé crucial pour la compréhension globale du motif. Et maintenant, pour répondre à tes craintes, oui il me faudra sans doute tôt ou tard encore jouer du ciseau et du burin pour dégager les images éternelles de leurs gangues de boue séchée. Question style, j’avoue que c’est très riche et que je suis encore loin du prix Nobel de Frédéric Mistral qui, sans sacrifier une forme poétique de premier plan, réussit parfaitement à rendre le fond accessible. Je viens de terminer son Calendal. Respect ! Je m’y attelle. Quant au marché de l’édition, j’ai bien compris qu’ils favorisent l’écriture blanche. Nous verrons bien le moment venu ce qu’il adviendra de cette production littéraire d’un autre âge […]
Extrait du carnet de bord des « Contes de l’Alycastre » de Dominique Dattola, directeur de la publication, en résidence à la Cité du Livre d’Aix-en-Provence, le 16 décembre 2016. Cliché Daniele Dattola.