Journal de bord #11
Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… Voilà leur journal de bord.
Avertissement (TW) :
Nous sommes le 14 février. Je (Maaï) travaillle à la mise en ligne de nos dernières correspondances avec Lucille. Depuis le début de cette correspondance, nous publions nos textes dans une version brute, écrite à chaud, laissée volontairement brouillonne, directe, j’allais dire "vivante". Aujourd’hui, je m’autorise à reprendre la dernière lettre que j’ai écrite à Lucille, il y a quelques jours à peine, le vendredi 11 février 2022.
Ce texte parle d’un viol que dont j’ai été victime l’été de mes quinze ans. J’ai ressenti de l’angoisse à l’idée de rendre, même modestement, ce texte public. J’ai pensé à ne pas le publier et à vous raconter ce processus : j’ai écrit un texte sur un événement douloureux de ma vie, je ne suis pas prête à le publier donc Lucille et moi ne posterons pas notre lettre du 11 février 2022. Et puis, aujourd’hui, j’ai entendu (merci Amélie) une phrase de Julia Kerninon, extraite d’une interview donnée dans le cadre de la promotion de son livre, Toucher la terre ferme, dont j’ai déjà parlé dans ce journal de bord. Julia Kerninon dit : "L’impudeur est une forme de lucidité". Je crois que dans le texte qui suit, il y a une forme de lucidité qui mérite d’être dite. Je l’ai donc repris, j’ai supprimé les éléments que je n’étais pas prête à partager, et j’ai laissé ce qui me semble rendre compte du processus de création dans lequel je me trouve. Puisque c’est de cela dont il s’agit ici : raconter comment j’écris, comment je suis écrite par ce roman, depuis l’endroit de maternité où je me trouve et au regard de tout ce que cela charrie.
Assurez-vous de lire ce texte dans de bonnes conditions. Faites-vous le cadeau de ne pas le lire si ce n’est pas le bon moment pour vous. De mon côté, je vais bien, il n’y a là aucun bouleversement que je ne sois en mesure de vivre et je suis bien entourée.
Vendredi 11 février, 09h08
Ma Lucille,
Il y a un thème dans le thème.
Je parle de mon roman, de ce roman où il y a autant de fiction que d’intimité vraie, où ces frontières perdent totalement de leur sens, parce que j’ai parfois la sensation que dans le faux je dis plus de vrai, que dans le vrai il y a parfois du faux, des choses dans lesquelles j’ai mis tant de temps à croire que leur réalité n’avait rien d’évident.
Dans le tricot du deuil, sous le tapis des grossesses arrêtées, dans les ronces de la peine, il y a un autre thème qui se cache. C’est comme si le deuil périnatal était à la fois l’exhausteur et la couverture de pudeur. Comme si j’étais une poupée russe, que sous les "fausses" couches de la meuf endeuillée, il y avait le vrai fond de la fille violée. C’est là que la traversée des derniers mois m’a ramenée. Parce que le désir d’enfant chez moi, c’est là qu’il commence à exister comme une urgence. Avant le viol, je venais d’avoir quinze ans, j’étais une petite femme timide, réservée, mais avec un feu de rébellion en elle pas possible. Je crois me souvenir que je disais deux choses : je ne voulais pas d’enfants parce que je voulais être libre – pour moi ça n’était pas compatible la liberté et la maternité – ou alors je voulais une famille nombreuse, quatre enfants. Rien entre les deux. Après le viol, je me suis mise à espérer désespérément que de ma matrice naisse le beau, la vie. C’était évident, c’était vital, aujourd’hui je perçois comme c’était maladroit. Je m’étais trompée de guichet pour demander réparation et l’expérience du deuil périnatal me l’a fait comprendre.
J’ai traversé ces mois de deuil avec la conviction que quelque chose m’échappait, qu’à un moment j’allais comprendre. J’attendais, j’allais d’épiphanie en épiphanie, j’attendais la bonne, la vraie, je voulais que le rideau tombe. Je sentais qu’il y avait un message dans tout ça, j’avais besoin de comprendre lequel.
Un jour, cet automne, le résultat d’un examen a montré que mon corps se défendait trop. Hyper-réaction immunitaire. Possibles conséquences sur le processus de nidification d’un embryon : la progestérone est supposée faire baisser l’immunité pour que le corps ne rejette pas le corps étranger qui grandit en lui et que la grossesse puisse évoluer. Entendre ça après des mois de chagrin : que mon corps a peut-être rejeté des embryons en pensant bien faire, en pensant me protéger d’une intrusion. La confusion, la terreur. Le coup de massue. Mon corps se défend trop. Je n’ai pas eu besoin de me demander pourquoi il faisait ça, j’ai compris immédiatement.
Je crois que littéralement le sol s’est ouvert sous mes pieds à ce moment-là. J’ai glissé dans la crevasse et j’avoue avoir prié pour qu’elle se renferme et que je reste là. J’ai perdu toutes mes forces. J’aurais préféré crever je crois que d’être encore ramenée là, à cet endroit de ma vie. Pour la première fois, j’ai pris la mesure d’un élément de ce viol que j’avais fui, enfoui : l’irrémédiable, le définitif, le sentiment d’être punie, maudite, le sentiment d’une sentence à laquelle tu n’échappes jamais, peu importe la vitesse à laquelle tu cours. Et Dieu seul sait comme j’ai couru vite. L’irrémédiable, c’était une dimension trop insupportable à appréhender jusqu’à mes trente-trois ans. Tu parlais dans l’une de tes lettres de jalousie, moi, à cette période, j’ai eu des poussées de haine envers certaines personnes de mon entourage, envers des femmes qui n’arrivaient pas à arrêter de me parler de leur vie, de leur grossesse en cours ou de leurs problèmes de couple. J’ai senti un hurlement dans mes entrailles, j’avais la sensation de vivre encore avec un poison dont je ne parvenais pas à me débarrasser. Que ce viol m’ait peut-être coûté mes enfants, c’était trop. Je pensais avoir assez réparé, avoir assez parlé, décortiqué, bataillé. Depuis mes quinze ans, j’avais été comme je sais faire dans les moments de crise : protocolaire. Plans d’action, cases, on coche, on avance. Mais il y a deux cases que j’avais oubliées dans mon plan de bataille pour rester en vie.
La première, c’est que je n’ai jamais pleuré. Je n’ai jamais pleuré comme j’ai eu peur, comme j’ai eu mal et comme la douleur s’est incrustée dans mon corps. Je n’ai jamais pleuré comme je me suis sentie seule, comme j’étais vulnérable à ce moment-là de ma vie. Je n’ai jamais pleuré l’injustice. L’injustice est une chose que je trouve infecte à pleurer. Avec les fausses-couches, pendant des mois, j’ai fait la même chose, je n’ai pas pleuré l’injustice. J’ai pleuré le manque, l’absence, la brutalité parfois, mais pas ça. Je m’étais habituée à cette phrase que nous répétait notre professeure de philo en terminale quand on râlait : "mais la vie est injuste". Je refusais de croire qu’il y ait de la chance ou de la malchance, j’étouffais dans ces considérations chez moi, je voulais penser autrement. Alors les mots de ma professeure sonnaient juste pour moi, ils disaient : soldons ce débat stérile, passons à autres choses. J’avais passé une partie de l’année à l’hôpital pour des problèmes de rein (encore une histoire d’héritage, mon corps est l’office notarial de cette lignée, je te jure), cette prof m’avait offert le Manuel d’Épictète. Le Manuel dit : agis sur ce sur quoi tu as une influence, n’essaie pas de changer ce qui ne dépend pas de toi. Ça aide. Ça aide à ne pas sombrer dans les méandres de la pensée de l’injuste.
Mais je crois désormais que l’injustice, si on ne la pleure à un moment, si on ne laisse pas la place à la colère qu’elle emmène avec elle, alors tout ça s’ancre dans le corps, dans l’âme et c’est comme s’ils se crispaient et se paralysaient petit à petit, d’une manière invisible et sournoise. On finit barricadé·e·s là-dedans.
Alors depuis cet automne, parfois, comme ce matin, je pleure. Je crois que je n’avais jamais pleuré parce que j’avais peur de commencer à le faire et de ne plus jamais pouvoir m’arrêter. On en revient à la peur dont je parlais la dernière fois : et si je plonge et que je n’en reviens pas ? Son terreau est ici.
La deuxième case que je n’avais pas cochée c’était déposer cette agression à sa juste place, c’est-à-dire hors de mon corps, de mon âme, de ma vie. Dans mon histoire de deuil périnatal, il y a donc aussi l’histoire d’une mère qui apprend à parler à voix haute et à exprimer un désir de justice. À l’automne dernier, j’ai choisi la méthode main courante au commissariat. J’ai réalisé que ça faisait dix-huit ans, comme si mon statut de victime était enfin arrivé à majorité et était assez adulte pour s’exprimer. Oser parler ça a levé un doute énorme qui s’était incrusté dans mes cellules au fil des années : j’avais exprimé que je n’étais pas consentante, il n’y a jamais eu le moindre malentendu, juste un viol et rien d’autre. Il y a plein de manières de se faire justice, de se défendre, de traverser la violence. Aujourd’hui, avec ce roman, j’ai envie de plonger là-dedans. Dans les manières qu’on a de foutre le feu et de s’arroger le droit à la joie. C’est pour ça que j’écris.
Depuis que j’ai fait ça, mon corps me dit encore souvent qu’on a mal, mais je vois aussi qu’on va mieux lui et moi. On peut à nouveau manger des croissants et des yaourts à la grecque avec du miel sans s’embraser, grosse victoire.
De plus en plus souvent ces dernières semaines, j’ai la sensation d’avoir finalement vécu un post-partum "banal", un post-partum sans les enfants, mais avec tous les bouleversements émotionnels et psychiques, qui font pour beaucoup de femmes partie de ce processus qui consiste à devenir mère.
Merci d’avoir lu mes poupées russes intérieures. Il y a des silences dont je n’ai plus envie, même si je tremble à l’idée d’avoir les tripes à l’air comme ça.
Je t’aime très fort mon amie.
Maaï
Vendredi 11 février, 21h35
Ma Maaï
Moi aussi, j’ai mis longtemps à pleurer. Depuis, je ne fais plus que ça.
J’ai passé la journée avec un silence dans la tête, pour la première fois, je ne savais pas quoi t’écrire.
Avant même de t’avoir lue et puis je t’ai lue et maintenant je voudrais juste venir m’assoir à côté de toi, sans rien dire.
Alors je suis allée chercher mes Poésies Complètes d’Emily Dickinson. Elles sont recensées par ordre chronologiques et plus on tourne les pages fines comme de la peau, plus les poèmes à la fois se resserrent et enflent comme des vagues.
Le tout dernier m’a fait pleurer – encore, ça parle d’échos :
Le son le plus triste, le son le plus doux,
Le son le plus fou qui enfle,
– C’est celui que font les oiseaux, au printemps,
Quand la nuit délicieusement tombe,
Sur le fil, entre mars et avril –
Frontière magique
Au-delà de laquelle l’été hésite,
Presque divinement trop proche.
Il nous fait penser à tous ces morts
Qui ont traversé la vie en flânant avec nous,
Et que la sorcellerie de la séparation
Nous rend cruellement plus chers encore.
Il nous fait penser à ce que nous eûmes,
Et dont nous déplorons la perte.
Nous en souhaiterions presque que ces voix de sirènes
S’en aillent et se taisent.
L’oreille peut briser le cœur humain
Au vif comme un javelot.
On voudrait que le cœur ne soit pas
Si dangereusement près de l’oreille.
Mon amie chère, je ne suis pas loin, je reste sur le rivage. J’ai toujours ma tour à construire et je ne suis pas bien avancée avec mes pierres et mon mortier.
Mais il est tard, alors je te laisse.
Un dernier vers :
Avec un Amour infini –
Un soin encore plus infini –
Son doigt d’Or sur les lèvres –
Elle intime le Silence – Partout –
Dors bien mon amie chérie, c’est le repos des braves
Lucille