Journal de bord #10
Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… Voilà leur journal de bord.
Mardi 8 février, 08h34
Maaï chérie,
La nuit dernière, j’ai rêvé que je me tirais les cartes, c’était un de ces rêves très précis, très prosaïque, très réel. Il y avait mon jeu de tarot devant moi, celui dessiné par la queen queer Tillie Walden (autrice magique de romans graphiques), étalé largement et je voyais clairement la carte de la TOUR retournée. Une seconde carte était également retournée, mais celle-ci je n’arrivais pas à la voir, elle était floue, je m’acharnais à la regarder de plus près, mais peine perdue, alors je me tournais de nouveau vers la carte de la TOUR.
Ce matin, en y réfléchissant, c’est la carte du PENDU qui m’apparaît, je le vois les pieds attachés à la TOUR, la tête en bas.
Ce sont deux arcanes parmi les plus importantes, alors ça m’interpelle.
Le PENDU signifie une transformation spirituelle, une opportunité d’atteindre un endroit meilleur, un moi plus grand. Cela peut passer par des moments douloureux, surtout cela doit passer par l’acceptation du mouvement. Assez drôlement, on me demande de ne pas regarder de trop près, littéralement, de ne pas essayer de voir, de comprendre, comme dans mon rêve, mais de faire de la place pour ce changement.
La TOUR en revanche, c’est un sac de merde, on va pas se mentir. C’est une calamité, heureusement que mon pendu m’apparaît pour me consoler, parce que la TOUR, ça veut dire un effondrement : ce que j’ai construit patiemment s’écroule et je me retrouve le cul par terre. Il me reste les fondations, merci beaucoup quand même, mais me voilà au sol, avec un tas de briques. On me dit aussi qu’il faut que j’apprenne ma leçon et que je ne reconstruise pas ma tour à l’identique, sinon patatra de nouveau. Bref, un sac de merde.
Je crois que c’est assez clair ces cartes, clairement je suis dans un drôle de moment de vie. J’ai le ventre noué depuis une semaine et ces cartes le dénouent un peu. C’est ok. Il est temps de grandir. Je ne vais pas plonger dans ce que j’ai à faire, comme toi, je vais faire de la maçonnerie, c’est un peu moins glamour, j’aurais préféré être à poil dans la mer, mais les habits de chantier, ça me va.
Les cartes de tarot, je me les autorise depuis quelques mois seulement, depuis l’automne et elles sont devenues de plus en plus précieuses. Je ne sais pas bien encore comment parler de ce rapport à la magie. Enfant, j’étais persuadée de venir d’une autre planète. Adolescente, je me tirais les runes, ces petits cailloux celtiques divinatoires et puis ensuite, plus rien, mais ça m’a toujours taraudée : dans mon écriture, dans mon imaginaire, l’invisible est toujours présent. Je parle aux fantômes, je regarde la lune et depuis peu, je me tire les cartes. Je ne fais pas ça pour voir l’avenir, je ne suis pas une liseuse de bonaventure, mais leur poésie et leur sagesse m’accompagnent.
Ma dernière phrase n’est pas entièrement sincère (fichu Inquisiteur). Je crois qu’il y a plus encore, que je ne m’autorise pas tout à fait d’aller au bout de cette voie sorcière, mais je vais faire confiance aux cartes et ne pas trop essayer d’élucider. Je vais écarter les bras, me grandir et aller chercher du mortier.
J’aurai une belle maison pour t’accueillir quand tu ressortiras de l’eau.
En attendant, je suis dans le bateau-navette et regarde un peu la lumière sur la rive.
Je t’embrasse la belle,
Lucille
Mardi 8 février, 9h44
Ma Lucille,
Que la vie est étrange, mais que la vie est étrange… et cette correspondance, comme notre lien, est littéralement magique.
Les jours entre nos lettres, je me demande toujours ce que je vais t’écrire, ce qui va venir. Je savais qu’aujourd’hui j’allais te parler de mort, de deuil, qu’il était temps. De dire la vérité sur cet endroit de vie que j’ai traversé et qui se transforme en écriture. Et voilà que tu me parles de cette carte, la Tour. Je la connais bien parce qu’en 2020, après les fausses-couches, mon amie Hayet m’a tiré les cartes. Et c’est la Tour qui est venue. C’est par cette carte que j’ai compris que ce qui m’arrivait ne se résumait pas à des événements mais que j’avais pénétré dans la mécanique du cycle, du processus. Je savais que ça allait prendre du temps, que ce n’était pas un ou des moments désagréables mais plutôt une phase où les lignes allaient bouger. Je te transmets les paroles d’Hayet lors de ce tirage : "tout le monde a peur de la carte de la Tour, mais moi je crois que c’est une chance. On dit que c’est la carte de l’effondrement, moi je l’appelle la carte de l’effondrement salutaire". Ce cycle a duré dix-huit mois, et pendant ce temps, j’ai gardé serré contre mon cœur ces mots : effondrement salutaire. Et je dois dire que malgré les vagues de désespoir, ça ne m’a jamais complètement quitté. Je te souhaite de les garder au cœur, d’avoir confiance. Moi j’ai confiance. J’ai la sensation que cette carte, c’est le début de quelque chose de beau et de juste.
Sur les réseaux sociaux, dimanche, j’ai posté que ce texte que j’archive ici :
Mood d’écriture {roman}
Je sais que je vais plonger.
Ça a déjà commencé.
Je sais que je me suis retapée, rafistolée, bien nourrie, dans tous les sens du terme, et que là je vais plonger dans une partie de mon roman qui ne peut pas se vivre autrement que comme ça. En immersion.
Ça me fait penser à un film que j’ai vu et revu en secret, Plonger. C’est l’histoire d’une mère qui sombre et qui se barre. C’est l’histoire d’une mère qui fuit la douleur d’être mère de son enfant en adoptant un requin.
Je ne pensais pas vraiment qu’il arriverait ici, maintenant, ce moment d’écriture. Je pensais que ça viendrait plus tard. Mais c’est la beauté d’une résidence, de la qualité du temps qui nous est offert et des choix faits dernièrement. On se régénère plus vite, mieux, on reprend des forces et on a la place.
Alors c’est parti. Salut, février, toi et moi on va explorer les profondeurs de la mer. De la mère ? Ça pourrait sonner comme un mauvais porno mais le mauvais porno, il n’y connaît rien au voyage utérin.
J’ai un peu peur.
J’ai beau connaître ça intimement, plonger, je me demande toujours avant si j’en reviendrai ? J’ai toujours au cœur ce mélange d’excitation et de peur. De cap ou pas cap. Une petite voix qui demande : et si j’y reste ? Et si je ressors pas assez vite de l’eau ?
Ça doit être un truc de joueuse, ou de trouillarde. Ou les deux, un truc de joueuse trouillarde. On a appris aux femmes à avoir peur de leur folie et de leurs pouvoirs.
J’y vais.
La semaine dernière, je n’ai quasiment rien lu. J’ai commencé des choses et j’arrêtais. C’était évident, j’avais rendez-vous avec le livre de Joan Didion, L’Année de la pensée magique. J’attendais, impatiente, que ma commande à la librairie arrive. Elle est arrivée et j’ai commencé à lire ce livre. J’avais lu, il y a quelques années, Le Bleu de la nuit, livre écrit après la mort de sa fille, Quintana. J’avais franchement, je crois, détesté. Ce livre m’avait mise en colère, je me souviens que j’avais écrit dessus un petit texte, publié sur Instagram et que nous en avions discuté. Je le trouvais truffé, pour ne pas dire miné, de références à des marques de luxe, à des lieux "chics", à des codes élitistes. J’avais l’impression d’assister à une parade où était esthétisé en permanence un ordinaire prestigieux. Je ne sais pas ce que je penserais de ce texte si je le relisais aujourd’hui. Mais malgré cette première rencontre peu enthousiaste, je savais que je devais lire L’Année de la pensée magique.
Lire ce livre c’est comme un coming out de moi à moi. Je lis et ça réactive ma mémoire des mois passés, je lis et je note à côté les échos avec ma propre histoire. Il pleut des échos sur mon journal d’écriture. Joan Didion parle de la mort de son mari, mais une mort est une mort et les deuils, même s’ils sont tous différents, sont doués d’une sacrée intertextualité. Ce sont de véritables vases communicants.
(Je vérifie l’orthographe de "vases communicants" et je tombe sur ça : "En mécanique des fluides, le principe des vases communicants établit qu’un liquide homogène remplissant plusieurs récipients, reliés entre eux à leur base et soumis à la même pression atmosphérique, s’équilibre à la même hauteur dans chacun d’eux. Ceci est vrai quels que soient leur forme et leur volume.")
Même si les livres que j’ai lus jusqu’ici ont résonné très fort, aucun ne m’a fait écrire comme celui-ci. Parce que j’écris un livre sur le deuil et sur les traumatismes qu’il vient déterrer. C’est dit, je suis à cet endroit-là.
"Léguer nos fleuves" était un texte sans histoire. Tu te rappelles ? C’était presque un catalogue, un abécédaire où s’égrenaient des thèmes qu’il me semblait crucial d’aborder. Les derniers mois, et particulièrement depuis mon arrivée à La Ciotat, mon travail a été d’accepter que désormais il en avait une : c’est une histoire de deuil que j’écris en plein soleil.
Ce que j’aime dans ton tirage, c’est qu’il y’a l’effondrement salutaire et il y a le soleil, la solution : la solution, c’est la magie. Pour ma part, je ne crois pas que je me serais sortie de ce pétrin sans elle, sans les sorcières que j’ai rencontrées. On fait ce que les poétesses mystiques ont toujours fait : on tisse de la vibration avec des mots, on communique avec l’invisible (mon correcteur a écrit "l’inviolé" quand j’ai voulu écrire "l’invisible") pour se sentir plus entières, on fait passer les âmes et on veille. J’ai la boule au ventre d’écrire ça, ouais ça fait flipper, mais sans les rivières, sans les coven, sans les feux dans la nuit, la vie sonne creux.
L’année de la pensée magique, Didion a dit.
Je crois que les frontières entre le rationnel et l’irrationnel nous enferment. Je leur préfère le cosmos, parce que quand on se balade dans le cosmos on se croise, entre femmes qui ne rencontrent pas par hasard et on est ensemble.
Je te serre fort dans mes bras.
Maaï,
ton amie.
© Tamara Dean