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Lucille Dupré

Journal de bord #9

Carnet de résidence

Maaï Youssef

4 Février 2022

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Travaux de résidences

Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… Voilà leur journal de bord.

Vendredi 4 février, 15h53

Ma Maaï

Aujourd’hui j’avais envie de te parler de l’île. Je n’y ai pas beaucoup réfléchi à l’avance, mais ce matin, c’est le jaune des mimosas qui m’a sauté aux yeux. Ils m’ont fait penser à toi et à ta joie des fleurs (on peut avoir de l’amour pour quelque chose, mais aussi de la joie non ?)
En ce moment, Porquerolles est recouverte de jaune. Au sol, il y a les oxalis, les vinaigrettes comme ils disent ici, ces faux trèfles vert tendre hyper invasifs et qui font des fleurs jaunes donc. Et puis les mimosas, ce délire des mimosas, invasifs aussi d’ailleurs :  à certains endroits, cela fait des bosquets entiers recouverts de millions de ces petites boules dorées.
Le petit printemps.

Cette semaine, on a fêté la chandeleur, les crêpes soleil, et aussi Imbolc pour les sorcières : la fête du lait, du renouveau, de la fécondité, de la purification.
Le petit printemps en somme. On sort de l’hiver noir, de l’obscurité, les jours rallongent.
Et l’île est jaune de façon absolument délirante et cela va encore s’accentuer dans les prochaines semaines. Quand on a emménagé ici, ce phénomène m’avait tellement étonnée, je marchais des heures dans la nature ahurie, à me dire qu’on s’était installé dans une bulle temporelle où l’hiver ne durait que deux mois.
Ce n’est pas tout à fait vrai, mais Porquerolles reste un lieu à part.

Il est grand temps que je le dise, entre deux plaintes : tu es en résidence à La Ciotat, dans la villa Deroze, à l’air magnifique, mais je ne suis pas non plus dans un deux-pièces citadin sans lumière. Je vis sur une île qui en cette saison est sauvage, déserte, parc national sans touriste. J’y vais depuis que je suis enfant, elle a toujours été mon refuge, l’endroit où je viens panser mes plaies, où j’emmène mes amoureux pour les "tester" et où surtout j’écris. J’ai emménagé dans ma résidence d’écriture, avec un mari et deux enfants, mais quand même. Ma chambre à moi par excellence, c’est ici, sur les sentiers, dans les criques, dans les champs d’oliviers. J’ai Porquerolles dans le ventre.

James Carson, un ami pianiste, qui s’est construit une "cabin" inouï en plein milieu du Canada pour lui et son piano à queue m’avait demandé qu’elle était ma cabane il y a dix ans de ça. Il m’avait dit, dans un café parisien : trouve ta cabane et va t’y installer. Je lui avais répondu que ma cabane, c’était une île dans le sud de la France.
L’histoire de la cabane, ça me fait penser à toi aussi, évidemment. Parfois on sait où elle se trouve, mais on met des années à la rejoindre. Et c’est très bien comme ça.

Il faut qu’on trouve un moyen de se voir ma belle, qu’on traverse la mer.
J’espère que tu vas bien, que tu continues de te choisir à chaque minute.
Embrasse Jérémy pour moi. Que du love.

Lucille

PS Non seulement je raconte ma vie, mais je mets une photo de moi. Dinguerie ! Je vais finir à poil à la fin de cette expérience.


PS2 C’est une bonne façon d’appâter le lecteur peut-être ? 

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Vendredi 4 février 2022, 22h55

Ma Lucille,

Quand je te lis parler de ton île, ça résonne toujours tellement fort en moi. Je suis profondément heureuse que tu aies pris ce chemin, je le vis à travers toi et ça me porte. Tout tient dans cette phrase : "j’ai Porquerolles dans le ventre". Je connais bien cette sensation. Elle, autant que la question fondamentale de la cabane, me font penser à ce coin de Bretagne qui est également mon refuge de toujours. D’ailleurs chez nous aussi il y a des saisons jaunes qui me font chavirer le cœur, avec les ajoncs d’or. C’est drôle qu’on en parle parce que cette semaine, quelque chose s’est dénoué à ce sujet, au sujet de la cabane bretonne. J’ai vu ce qu’elle allait devenir, c’était évident, elle ne peut pas exister sans l’écriture. L’histoire de ce lieu m’est très chère, c’est une histoire de femmes qui n’attendent personne pour se défendre. Quand je l’ai découverte, j’ai senti dans mon ventre une voix qui disait fermement : "c’est là". Ce sentiment ne m’a plus jamais quitté, j’ai acheté mon bout de terre, avec ses grands chênes et son peuplier, l’arbre des grandes décisions et du renouveau. J’ai su que c’était un endroit d’écriture, un endroit d’art. Dans mon roman, l’histoire de ce lieu joue un rôle important. Je sais que nous avions rendez-vous et maintenant je vois où nous allons ensemble, mon bout de terre et moi.

En face de ce lieu-cabane, il y a l’archipel de mon enfance. Un archipel rose et puissant, où pensent (j’ai écrit "pensent" au lieu de "poussent", je laisse) des fleurs et des plantes des quatre coins du monde. J’ai grandi en regardant ce lieu et en me disant qu’un jour j’habiterai près de lui, ce lieu m’a façonné, m’a bercé, m’a aimanté. Quand je suis allée visiter le LUMA à Arles, il s’est passé une chose fabuleuse. Je déambulais dans une salle dédiée à l’art contemporain qui, franchement, m’ennuyait. Dans un virage, sans crier gare, je les ai vues apparaître, je les aurais reconnues entre mille, les toiles d’Etel Adnan. J’avais le souffle court à l’idée que ce soit un mirage, j’ai accéléré le pas, j’avançais en apnée. Je collectionne les livres sur Adnan depuis des années mais je n’avais jamais eu la chance de rencontrer ces toiles en vrai. J’étais aux anges, je jubilais, je devais avoir l’air siphonnée car je parlais à Etel dans mon masque, "Etel enfin on se rencontre, j’ai tant attendu ce moment, mais cette vitalité qui se dégage de tes œuvres Etel, c’est du génie, du génie ! Tu vas bien là-haut ? On prend bien soin de toi ?" Rencontrer Madonna ne m’aurait pas fait plus d’effet. Je ne sais pas pourquoi je dis ça, je n’ai jamais écouté Madonna mais j’imagine que ça doit être quelque chose de la croiser par hasard. Bref, je sens que je m’égare. Dans une autre salle, il y avait tout un espace réservé à Édouard Glissant (avec entre autres un leporello qu’Adnan avait réalisé en son honneur, tu vois le lien logique dans ce que je te raconte n’est-ce-pas ? Adnan/leporello/Glissant). Alors là, c’était le comble. J’étais euphorique, disons-le. Il y avait tout un tas de choses sur la manière dont Glissant a théorisé l’archipel. Et c’est si beau.

Voici ce qu’on peut lire sur le paradigme de l’archipel : 

L’archipel est plus qu’une réalité géographique, il dessine un paradigme. Selon Édouard Glissant, il offre une nouvelle mesure du monde fondée sur les relations. Dépassant la traditionnelle opposition entre îles et continents, il suppose une reconnaissance de chaque lieu, chaque langue, chaque culture, au sein d’une globalité relationnelle. L’archipel implique ainsi une conception dynamique de l’identité qui n’existe que par la mise en contact des différences, lesquelles ne cessent d’échanger et de se métamorphoser. La créolisation est le nom d’un tel processus qui concerne aussi bien la vie sociale que les modes de connaissance. À l’inverse d’une pensée des enfermements identitaires, elle manifeste, sans morale, la transformation archipélique des humanités*.

Ces lignes-là, elles disent tout ce autour de quoi je tourne depuis des années, dans mes écrits scientifiques comme dans les autres, elles disent une obsession, une quête et elles disent le paysage de mon enfance. Je crois que ces lieux qui nous inspirent, qui nous cajolent et qui nous chahutent, sont des chambres à soi, des cabanes d’écriture, et sans doute plus que ça, ils sont probablement les racines de nos pensées et de nos identités d’écrivantes. 

Tu dis : "Ma chambre à moi par excellence, c’est ici, sur les sentiers, dans les criques, dans les champs d’oliviers." Et je me dis que ma chambre à moi c’est cet archipel où mon esprit vagabonde chaque jour, où les miens sont enterrés, et pour moi ça compte, mes morts sont ma maison, leur terre est la cabane d’écriture qu’ils m’ont laissé en héritage. 

Voilà mes pensées décousues du soir, j’ai les yeux qui piquent, il est beaucoup trop tard pour écrire, j’espère que tu comprendras quelque chose à mon histoire d’archipel. 

Et allez dinguerie, moi aussi je te mets une photographie de moi. De dos, la grosse triche. 

L’île et le continent sont une globalité relationnelle, on va se voir :-) 

Je t’embrasse très fort,

M.

* François Noudelmann, Françoise Simasotchi-Bronès et Yann Toma, "Le Paradigme de l’archipel", in Archipels Glissant, Presses universitaires de Vincennes, 2020.

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