Journal de bord #7
Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… Voilà leur journal de bord.
Vendredi 28 janvier 2022, 15h30
Maaï adorée
Je vais faire court aujourd’hui parce que c’est le dernier jour des vacances à la montagne et que je préfère être dans la vie que dans l’écriture.
J’avais juste envie de poser ce sentiment qui m’amuse beaucoup : je suis fière à outrance de mes enfants. J’estime qu’ils sont tous les deux des génies, les plus beaux, les plus drôles. Cette semaine, Diane, mon aînée, a fait du ski pour la première fois et la voir en si peu de temps glisser en chasse-neige sur la piste m’a remplie d’un orgueil tonitruant et d’une joie infinie.
Ça répare beaucoup de choses cette joie.
Et ma fille trouve déjà que j’en fais vraiment des caisses avec ma fierté mais je m’en fiche. Je suis leur fan numéro 1 pour toujours.
Je t’embrasse très fort
Bon week end !
Lucille
Vendredi 28 janvier, 23h00
Lucille adorée
C’est si doux de lire ces mots. Je sens ta joie d’ici et ça me fait sourire et respirer profondément. J’ai hâte de passer du temps avec tes enfants.
À mon tour de faire court. J’avais prévu de t’écrire tant de choses, ce sera pour une autre fois. Je voulais te parler de la baignade la semaine dernière, je voulais te parler du mardi 25 janvier et de ce qu’il signifiait pour moi, de ce qu’il dit de mon noyau de pêche. Je voulais te parler du recueil de poésies sur l’Egypte que je prévois de ressortir de sa cachette. Mais j’ai plongé dans l’écriture du roman et c’est si bon, si évident. Je sens que j’ai grandi. Si je devais moi aussi poser un sentiment ce serait cette sensation en ce moment de se dépouiller du superflu, de m’offrir l’audace des choix précis et décidés. Ce luxe.
Je t’embrasse très fort, j’ai déjà hâte d’être à mardi.
M
Je n’ai pas attendu mardi et samedi matin au saut du lit je t’ai écrit ce que j’avais envie de te lire la veille :
Ma Lucille,
Je repense à ta question du noyau de pêche. Je me demande de quoi est fait le mien et forcément, je pense à cette baignade, samedi 22 janvier, au Langoustier, plage noire, tu as bien sûr deviné.
C’est le premier endroit de ton île que j’ai voulu retrouver. La roche ocre et violet, ce sable noir, ça m’avait beaucoup émue la première fois. Nous nous y sommes rendues par le chemin des crêtes. C’était éblouissant, je ne sais pas le dire autrement, de manière plus sophistiquée, je n’ai pas la sensation de pouvoir décrire dignement des paysages aussi beaux.
Arrivée à la plage, je me suis assise au bord de l’eau, elle était calme et les vagues se déployaient avec une douceur infinie. L’eau était parfaitement transparente, c’était magique pour moi ce spectacle qui semble anodin d’une vague qui se déroule. Il me manque tant au quotidien, les vagues et les eaux du lac Léman me semblent terriblement statiques. Je suis une fille de la mer, pas une fille des lacs.
Au Langoustier, je me suis sentie enveloppée de calme et de sérénité. Rien qu’en te l’écrivant je respire profondément et mon diaphragme se desserre. J’ai senti qu’il n’y avait plus d’ombres à planer autour de moi, plus de fantômes gentiment installés sur mes épaules et dans ma matrice. J’ai pensé :
"Ça y est, c’est sûr, j’aime à nouveau ma vie, avec ou sans enfants, j’aime ma vie, comme elle est. Je suis seule et je suis bien."
Je ne ressentais plus le poids immense de l’absence des enfants dans mon cœur. Je ne regardais plus chaque chose en étant incapable de faire autre chose que de penser qu’ils auraient dû être là. Je n’ai pas compté l’âge qu’ils auraient, les trois, mon soleil, mon sésame, mon pigment flamboyant. Je ne les ai pas vus jouer sur la plage, manger du sable et courir dans les vagues.
J’étais seule et j’étais bien.
Alors ça m’a semblé évident, je me suis déshabillée et je suis allée me baigner. Je n’avais pas été cette fille-là depuis dix-huit mois. Et cette fille-là, c’est moi, c’est mon noyau de pêche. Cette fille qui se baigne par tous les temps, parce qu’elle aime par-dessus tout la mer, l’océan, se laisser porter, flotter, se sentir vivante au contact de l’eau, c’est moi. Cette fille qui ne va pas se priver d’un tel bonheur parce qu’elle n’a pas son maillot de bain ou qu’elle aura du sable dans les chaussettes tout le reste de la journée, c’est moi. Cette fille qui refuse jour après jour de se laisser piéger par le cynisme et le désenchantement, c’est encore moi. Cette fille qui va crier de joie comme une gamine, dire des grossièretés parce que ça brûle ce froid glacé, se faire piéger par un bateau de touristes qui débarque, alors qu’elle est entrée nue dans l’eau parce qu’il n’y avait personne sur la plage, tout ça, c’est ce que je suis.
Je suis de retour. C’est désormais une certitude.
Tendresse,
Ton amie