Journal de bord #5
Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… Voilà leur journal de bord.
Vendredi 21 janvier, 10h03
La belle
Depuis ce matin, 5h45, réveil d’Ulysse, j’ai cette phrase qui me tourne dans la tête : parfois les mères se brisent. C’est une phrase issue de mon projet de roman en cours, elle parle du personnage d’Esther, mère seule et isolée et qui finit – spoiler – par abandonner momentanément sa petite fille.
Parfois les mères se brisent, je voulais raconter ça, pousser ce sentiment de rupture interne au bout. Qu’est ce que je ferais moi, si je me brisais vraiment ? Je partirais ?
Ulysse s’est réveillé à 5h45 donc et ne s’est pas rendormi. En l’entendant m’appeler depuis la chambre des enfants, une vague de rage m’a submergée. C’était au-delà de l’épuisement, au-delà de l’abattement, c’était de la colère pure. J’ai pensé très fort : je n’en peux plus de cette vie de merde. Je l’ai pensé si fort que je l’ai dit tout haut. Que je l’ai crié dans le noir de la chambre.
Depuis le mois de novembre, je m’accroche par les dents à ma vie et chaque fois que je pense être arrivée au bout, au fond : de la fatigue, de l’impatience, du désespoir, cela se creuse encore un peu en moi.
Je ne sais pas si je vais y arriver.
Je m’accroche encore parce que je vois une petite lumière qui flageole et qui me dit qu’il va y avoir un après. Non, ce n’est pas exactement une lumière, c’est comme quand on se réveille dans une pièce totalement obscure mais qu’on connait assez pour savoir qu’elle a encore des contours. Je tâtonne.
J’arrive encore un peu à donner le change, dans la rue, dans les échanges sociaux primaires. Je suis très forte pour me cacher derrière mon sourire doux et calme.
Mais la vérité Maaï, c’est que je ne sais pas si je vais y arriver. Vraiment pas.
C’est trop dur. Je sens mon corps qui se déchire de l’intérieur et ça m’effraie.
J’ai très envie de finir cette lettre par une blague, un coup de coude qui dirait : t’inquiète, je viens de dégobiller mon mal-être mais en vrai ça va hein, je suis hyper forte, j’ai survécu à bien pire (c’est vrai), demain après une meilleure nuit ça ira mieux (c’est vrai aussi) et je culpabiliserai d’avoir écrit tout ça (j’ai déjà honte). Sauf que ça ne serait pas juste, j’aurais l’impression de trahir le moi d’aujourd’hui qui a juste besoin d’écrire encore et encore et encore ce matin que parfois, les mères se brisent et que ces fissures-là laissent des traces indélébiles.
Et puis ça fait dix ans qu’on s’écrit Maaï, je ne vais pas te mentir à toi.
Je voulais te parler de Porquerolles ce matin, te décrire mon île, te montrer comme elle est belle, pourquoi c’est mon refuge depuis toujours, ça sera une prochaine fois.
Je te serre dans mes bras
Lucille
Vendredi 21 janvier, 15h03
C’est troublant les résonances entre les pensées, les mots. Je t’ai écrit le texte qui suit ce matin, en me réveillant. Et puis, j’ai été prise de court par une visite plus matinale que prévue, je n’ai pas eu le temps de te l’envoyer. Et sans l’avoir lu, quelque part tu as répondu. Et sans savoir ce que tu me dirais, quelque part, je t’avais moi aussi répondu.
Vendredi 21 janvier donc, vers 8h
Mon amie,
Depuis quelques nuits, je fais des rêves tous plus détonants les uns et que les autres. Ils pourraient ressembler à des cauchemars, mais ils me laissent au réveil sans la moindre trace d’inquiétude ou d’angoisse.
Quand j’étais enfant, j’avais inventé une technique pour les garder et qu’ils ne s’évaporent pas au réveil. Ça me donnait la sensation d’avoir un pouvoir encore plus magique que celui qu’ils avaient de me mettre dans des états pas possibles et de s’évanouir en un battement de cils, me laissant exsangue. Avec les rêves des dernières nuits, je n’ai pas besoin de mon pouvoir magique. Ils restent d’eux-mêmes. Je les appelle des "rêves de résolution". Je sais que ces rêves sont là à certains moments de la vie pour que finissent de se résoudre dans l’inconscient ce que tu as eu à travailler de difficiles les mois précédents. J’ai l’impression d’un rituel de passage, que j’enlève des peaux dans mon sommeil. Ce qui me fascine c’est que chaque rêve traite d’une thématique que j’aimerais intégrer au roman que j’écris. Comme si quelqu’un veillait sur moi et me soufflait des rêves de résolution pour que je puisse sentir que je suis prête à écrire la suite. J’ai la sensation que quelqu’un me chuchote : "plonge, tu n’as plus rien à craindre".
Et j’ai pu observer cette semaine que c’était vrai car je suis allée me promener dans les premiers textes que j’avais écrit pour "Léguer nos fleuves". J’avais la houle au ventre à l’idée de le faire. Mais l’exercice m’a montré que j’étais assez consolidée et apaisée pour nager, à mon rythme, dans les eaux de ce texte. Il y avait tes commentaires, retranscrits dans un beau bleu dans les marges. Je crois que ça me terrifiait l’idée de relire ces textes écrits avant les fausses-couches et de prendre le risque de découvrir que la personne qui avait écrit ces lignes m’était devenue étrangère. Mais je n’ai pas trouvé une étrangère. Ce qui me semblait important à écrire l’est toujours aujourd’hui. Les morceaux de moi-même semblent recollés, je ne suis plus au même endroit, j’ai vécu une expérience importante de ma vie mais je suis aussi toujours moi-même. Ça peut sembler banal ou évident, mais ça ne l’était pas pour moi il y a encore peu de temps. Ce que cette relecture m’a montré c’est que j’ai vécu une expérience marquante. Mais que ce n’est, entre guillemets, qu’ une expérience. Plus je lis de femmes parler de leur maternité, de leur lignée de femmes, plus je sens à la lumière de ces récits que la maternité c’est ça : une expérience. Même si elle peut faire l’effet d’un tremblement de terre, même si elle fait bouger des lignes fondamentales en soi, c’est une expérience et au fond de toi tu restes qui tu es, augmentée, densifiée, chahutée, transcendée peut-être, mais toi.
Dans Toucher la terre ferme, Julia Kerninon écrit :
"[…] toutes les mères étaient encore, quelque part dans le secret de leur tête, la personne qu’elles avaient été auparavant, parce qu’on ne change pas vraiment, au fond. On devient plus intensément soi-même."
Et beaucoup plus loin dans le livre, au sujet de sa nouvelle vie de mère de deux enfants :
"Il n’y a pas de mots pour dire combien j’ai changé, mais il n’y en a pas non plus pour décrire la solidité de l’ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche."
Toi, mon amie, comment va ton noyau de pêche ?
Je reprends ici mon texte après t’avoir lue.
Dans ce que tu décris, je reconnais trait pour trait, mot pour mot, l’état dans lequel j’ai traversé l’année 2021 ; ça me fait frissonner et je voudrais tellement être avec toi en ce moment. On est ensemble, dans cette correspondance et dans la vraie vie. Je t’appelle dans la vraie vie.
Je te serre très fort dans mes bras.
Maaï