Vendredi 14 février
Bruxelles ou Kinshasa : couverture d’un livre sans titre déniché sur place © Benoît Virot
Changement de rythme, cette semaine avec huit jours de décalage, tant le séjour à Kin aura été déviant, excessif, hors des clous. Très peu dormi, très peu quitté les abords de la Fête du livre, au point d’attendre quatre jours pour marcher en autonomie dans la ville – il faut dire qu’à croire les mises en garde officielles, j’avais peu de chances de revenir vivant.
Dans l’avion, Giono, toujours. Je devrais terminer mes lectures pour le prix Makomi, « prix européen de littérature congolaise », dont je serai juré à l’invitation d’Étienne Russias (la mafia marseillaise, toujours !) mais les reliefs et les courants des forêts de Giono m’emportent plus que tout. Le Chant du monde et le chant du démon. Le plus lyrique, avec Cendrars, des écrivains du siècle. Un éditeur m’avait donné ce conseil au moment de boucler la 4e de couverture de Debout-Payé : « Tu dois placer le mot “chant”. Un roman africain, c’est toujours un “chant”. » Comme chaque entrée de ce « Dictionnaire des idées reçues sur l’édition », ce n’est ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux. Mais le conseil a porté.
À l’aéroport, un des plus petits du monde, plus petit que Marseille–Marignane en tout cas, avec une étonnante liberté d’entrée et de sortie (dans la catégorie Rumeurs urbaines kinoises, on murmurait aussi que si l’on n’attrapait pas sa valise en soute au premier passage, on ne la revoyait jamais au second). Un homme de l’ambassade suisse me hèle, je ne sais pas encore qu’il est là pour Anne-Sophie Subilia, et c’est avec regret que je dénie. Quitte pour deux heures de trajet au milieu des embouteillages et des bidonvilles. Le premier contact avec Kin, c’est donc des tôles, des grillages, du fer et du béton poussant tous azimuts, et des maisons inachevées. Rues de sable et de poussière bordées d’étals, de pains, de sodas, de manioc aux plus vils prix et, surtout, des grappes d’hommes fourmillant en tout point. Grappes multicolores, vêtues avec soin, pas mal d’entre eux en alertes robes rouges ou en costume trois-pièces de la plus belle eau ! Sur les trottoirs, sur la rue, parqués et tassés dans les bus, entre les voitures et les motos, slalomant, se glissant, apparaissant et disparaissant. Certitude de voir mourir au moins cent personnes sous nos roues, mais non, c’est la loi du bitume, ça grouille, la ville se déplace en permanence. La ville ? Une mégapole, la troisième d’Afrique après les 24 millions d’habitants du Caire et les 23 millions de Lagos. On estime Kinshasa estimée aussi peuplée que Rio de Janeiro, mais il n’y a pas eu de recensement depuis 30 ans, et dans un pays sans routes, blessé par les guerres de l’est, la population a afflué depuis dix ans. Une ville où, depuis le barrage, rien ne semble avoir été fait en matière de traitement des eaux ni des déchets, ni d’éclairage, ni d’urbanisme. Une ville gérée comme s’il y avait encore 800 000 habitants.
Je décline « Le Grand Hôtel » pour les casemates de l’Institut français : il y a le jardin, la réplique miniature de la tour Eiffel… et la compagnie de Max Lobe. Des fruits de la passion et des jus d’ananas au petit-déjeuner. Et Naudin à l’entrée, que je m’amuse à réveiller à des heures indues pour voir s’il me reconnaît. Ce premier soir, dîner au poulet mayo de l’Avenue 24 (comme en Argentine, les rues portent des numéros, à défaut de noms qui changent trop vite et que tout le monde oublie), avec Hervé, seul Congolais capable de réciter du Agrippa d’Aubigné.
« Cœur économique, politique et culturel du pays, Kinshasa est une ville de contrastes, où coexistent côte à côte des secteurs résidentiels et commerciaux huppés, des universités, des camps militaires et des bidonvilles. »
[caption id="attachment_15736" align="alignleft" width="667"] Vue de la ville depuis Le Grand Hôtel © Benoît Virot[/caption]