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© Laurence Vilaine

Alger 2 | Se dessiner un horizon

Carnet de résidence

Laurence Vilaine

20 Octobre 2014

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Travaux de résidences

"Regarde droit devant."  Alger, première sortie. En deux coins de rue, un jardin public, une traversée de boulevard, très vite ce jour-là, mon cerveau me dicte une stratégie. "Tu regardes droit devant." J’ai désappris à regarder les gens. Non pas qu’ailleurs je les scrute, que je les jauge ou les défie, mais se regarder, c’est juste normal, une façon de parler, de deviner, de ne pas être seul vraiment, enfin bref. Là, le regard de l’autre, ouh la la, est, comment dire – disons un peu insistant. Instinct de survie peut-être, je marche avec des œillères, je reste dans mes Birkenstock pataudes, mais hop, dans ma tête je grimpe sur des talons hauts : je dépasse les foules et je me dessine un horizon. C’est ma ligne repère, là où les regards des hommes restent en bas et ne m’atteignent pas. Ailleurs, "chez moi", me regarde-t-on comme ça, je sors mes yeux mitraillettes qui disent "pour qui tu te prends, tu baisses les yeux, s’il te plaît." Et parfois non d’ailleurs, parfois j’ai moi aussi bien évidemment envie de plonger dans les yeux de l’autre, d’autant qu’il peut arriver de bien jolis plongeons. Bref, là, tu oublies, et le regard mitraillette et le plongeon. Tu es une femme à Alger : manier la gâchette ne te vient même pas à l’esprit et, sans parler de plonger, tu ne sais soudain plus nager. Je marche, je marche sur mes hauts talons imaginaires. Je regarde droit devant. Le long de ma ligne horizontale, c’est sans encombres. Je me détends. Mais bon.

Alger est un amphithéâtre-sur-mer, une succession d’amphithéâtres, tu montes, tu descends, tu remontes, des rues pentues, des escaliers – c’est d’ailleurs une ville à téléphériques au pluriel.
Alors, les mollets qui tirent. Et vient le besoin de s’asseoir.
Je me dis que les Algéroises doivent avoir des muscles en acier dans cette ville à escaliers, et une endurance exemplaire… puisqu’il semble que jamais elles ne s’assoient. Je guette, en descendant de temps en temps discrètement de mes talons hauts, je guette une présence féminine à une terrasse de café, sur un banc public ou la margelle d’une fontaine, en plein centre, allez, en face de la Grande Poste quand même… Non.

Sur le front de mer, il y a des bancs, des hommes sur les bancs, et deux couples. Sur le front de mer, il n’est pas une femme seule, assise sur un banc. Alors, mes mollets, leurs quatre heures de marathon et moi nous appuyons contre le muret – tu n’es pas assise, mais au moins ça repose un peu les jambes. Et on a regardé la mer. Le jaune doré dont on parlait hier, indicible. Malgré la fatigue, et encore plus à cause de la fatigue peut-être, tu le trouves tellement beau. Tu regardes longtemps. Et tu te dis que jamais tu n’avais regardé la mer parce que tu avais mal aux jambes.

Se dessiner un horizon

Hier soir, un ami algérien de France m’écrit qu’il est désolé de ce sentiment que je lui décris, qu’il aimerait être là pour me protéger de ces regards dans son pays. Je lui réponds qu’il n’a évidemment pas à porter cette culpabilité-là, et que déjà aujourd’hui, ces regards me dérangent beaucoup moins, que bien sûr, ce n’est pas la bonne clé de s’habituer, mais qu’en l’occurrence, ai-je vraiment le choix ! Et finalement, ce n’est peut-être pas grave. Je m’étonne de ressentir ça, mais je le pense sincèrement, le regard mitraillette est hors sujet. Il n’a rien à faire là. Non, ce n’est pas grave, les regards des hommes, c’est comme si soudain, ils ne me dérangeaient pas. Pourquoi je dis ça ? Je me surprends, et je ne suis pas bien sûre de me comprendre.

Mes nouveaux amis algériens d’ici, ne soyez pas gênés de cela non plus, et croyez-moi, mon sentiment est à des lieues de celui du premier jour. Ma première sortie est loin. Cinq jours déjà. Ça me prend du temps pour prendre conscience de ce que je ressens. En tout cas, sachez que depuis cette première sortie, même si je rentre encore avant que tombe la nuit, dans la journée, j’ai trouvé un endroit où m’asseoir…

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