Aux fils
Le long des rails, entre La Ciotat et Toulon, cette petite pancarte.
Défense absolue de toucher aux fils, même tombés à terre.
Danger de mort.
Je la lis. Le train est à l’arrêt, il va bientôt repartir. Je la lis et pour m’amuser, je force mon esprit à lire le mot fil au pluriel comme le pluriel du mot fils. Un autre sens m’apparaît, un autre lieu.
Et ce n’est plus un jeu.
Cette pancarte anodine vient s’imbriquer à des événements bien réels. Il faudrait suivre les rails encore deux mille cinq-cents kilomètres pour qu’elle se superpose à eux. Suivre les rails en passant par Paris, Strasbourg, Stuttgart, Prague, Lviv, Ternopil. Partir de Toulon, traverser l’Europe dans toute sa longueur, et arriver à Boutcha. Je vous assure que ce trajet est possible.
En temps de paix.
Quand au début du mois d’avril, les troupes russes se retirent de la banlieue de Kijv pour se repositionner à l’est de l’Ukraine, le monde entier découvre l’horreur. Et dans cette horreur, un nom revient sans cesse : Boutcha.
Boutcha est une petite ville au nord-ouest de Kijv. Les soldats russes l’ont occupée pendant un mois et derrière eux, ils ont laissé des centaines de cadavres de civils. La majorité dans des fosses communes, des dizaines dans des caves, dans la rue, à même le sol.
On dit que plusieurs d’entre eux auraient été piégés avec des explosifs par des soldats russes avant leur retrait. Ultime geste de barbarie avant de semer la mort autre part.
Voilà pourquoi c’est là, dans les rues de Boutcha, que se plante en moi le panneau.
Défense absolue de toucher aux fils tombés à terre.
Danger de mort.
Le cadavre de son fils, on ne peut pas le serrer dans ses bras comme ça. Il faut vérifier qu’il est bien seul. Qu’il ne porte pas malgré lui un objet pour tuer.
Oui, il faut de la prudence pour faire cette tâche si humaine de donner sépulture. D’approcher ces fils, ces femmes, ces grands-mères, ces frères. De les porter sur une planche jusqu’à la fosse qu’on a creusée pour eux.
Boutcha n’est pas une exception. À Irpin, Borodianka, Motyjyn, Trostianets, ont été recensé des faits comparables. Ces faits sont des crimes de guerre. Et derrière cette expression, ce sont des familles, des vies qui sont fauchées, sans autre raison que d’avoir été là, sur le sol d’un pays en guerre.