Journal de bord #14
Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… Voilà leur journal de bord.
Mardi 22 février 2022, 08h05
Ma Lucille,
aujourd’hui, c’est moi qui triche.
Nous sommes lundi à l’heure où j’écris ces lignes. Cette lettre est l’avant dernière de ce cycle méditerranéen de notre correspondance. Mon séjour à La Ciotat touche à sa fin. Ce vendredi 25 février, nous lirons ensemble nos textes à la librairie L’Histoire de l’œil à Marseille, à 19 heures. Je trouve ça si beau, l’idée de ce rendez-vous en chair et en os pour donner ces textes de vive voix. Ce que je trouve beau aussi c’est de clôturer cette résidence à tes côtés. C’était un moment très fort de ma vie et notre correspondance y a grandement contribué.
Je sens à la fois que je suis prête et enthousiaste à l’idée de reprendre mon chemin hors de la bulle ciotadenne, et en même temps une certaine fébrilité m’envahit. Ici le doute et l’appréhension à l’idée de ne jamais parvenir à être écrivaine, au sens d’autrice éditée, tenant son livre dans ses mains, étaient en sourdine. Tant d’autres choses pouvaient se déployer et éclore. Les "premières fois" se sont enchaînées et c’était terriblement grisant et tendre. Je vais rentrer à Lausanne et retrouver pour quelques semaines mon autre manuscrit, celui presque terminé de ma thèse, celui qui traite des mouvements révolutionnaires syrien et égyptien. Je sens encore comme j’aime travailler sur l’Égypte et la Syrie et comme j’aime alterner entre les textes, entre les registres, sentir son regard se renouveler après l’avoir porté ailleurs. J’aime la sensation de passer d’une immersion à une autre, que les frontières se touchent. À La Ciotat, la Villa Deroze sent l’Égypte. La véranda a exactement la même odeur que celle de chez mes grands-parents bretons, mais le reste de la maison sent les appartements cairotes où j’ai vécu. Je ne sais pas comment expliquer ce phénomène, probablement une histoire de chaleur et de matériaux de construction. Mon esprit a sans cesse divagué vers Le Caire ici, et vers ce que j’écrirai de mon égyptianité quand ma thèse sera derrière moi. C’était doux ces apparitions olfactives, ces sensations de terres mêlées et ces circonvolutions autour du magma métisse qui constitue mon noyau de pêche.
Cette résidence a aussi été un moment privilégié de rencontres. Ce midi, j’ai eu la visite de Sandra Lorenzo, ancienne journaliste au HuffPost, récemment installée à Aubagne et maman de deux jeunes garçons. Sandra vient de sortir un livre intitulé Une fausse couche comme les autres, illustré par Mathilde Lemiesle, fondatrice du compte Instagram "Mes presque riens" et autrice de la bande-dessinée du même nom. Dans une newsletter du 6 février dernier, nommée "Se raconter", l’écrivaine Pauline Harmange parlait de la difficulté qu’elle avait ressenti à écrire sur son avortement (qui fait l’objet d’un livre à paraître prochainement, Avortée. Une histoire intime de l’IVG). Elle écrivait :
Hier, j’ai été submergée de gratitude pour les femmes qui disent leur vérité. Je sais combien ça peut paraître plus simple ou plus confortable de ne pas raconter son histoire mais de se taire – ou, pire à mes yeux, de raconter une histoire, derrière laquelle on se cache pour essayer de faire tapisserie. […] Hier j’ai eu envie de dire merci aux femmes qui se racontent, qui font tomber les écrans, qui soulèvent les voiles.
Voilà ce que je ressens quand je pense au travail de Sandra et Mathilde, à celui de Sophie de Chivré également, créatrice du podcast "Au Revoir podcast" et avec qui j’ai eu plaisir à échanger dernièrement. Toutes trois travaillent sur le deuil périnatal. Je les ai découvertes grâce à mes amis Victor Point et Estelle Dautry, qui ont eux aussi documenté le chemin sinueux de leur parentalité. Ils sortent un livre le 9 mars prochain (Génération infertile ? De la détresse au business, enquête sur un tabou). Dans leurs travaux respectifs, je puise de la force mais aussi une grande liberté. Ils défrichent, débroussaillent les contrées du deuil et du silence qui sont les nôtres et rendent nos voix audibles.
Cette sensation de liberté me fait penser à un autre passage du texte Se raconter de Pauline Harmange :
Il faut toujours du courage pour se dire, mais j’ai compris combien d’autant plus il en fallait pour se raconter contre vents et marées. Dans un monde violent qui veut couvrir nos voix dès qu’elles se font vraies. J’ai compris alors le courage des mères qui disent leur peine et leur détresse, des lesbiennes qui disent leur indifférence aux hommes, des victimes qui disent la réalité de leur traumatisme, des professionnelles qui disent leur expertise, des femmes au fond qui disent leur existence dès lors qu’elle sort de la minuscule place de parking qui leur a été octroyée. J’ai compris que les femmes qui ont pris la direction de la parole ont pris la route de la liberté – souvent au détriment de la sécurité.
Je crois que cette route de la liberté, nous la prenons pour faire exister l’invisible. Dans son livre, Sandra parle de sa propre expérience de fausse couche. Elle raconte comment l’écriture s’est imposée à elle tout de suite après la fausse couche, via des textes diffusés sur Instagram :
Je voulais ne rien oublier. J’ai fait ce qui était le plus sûr, j’ai écrit, et tant qu’à faire, j’ai fait mon métier. J’ai publié. Voilà, j’avais un but. Je deviendrais mon propre reportage. Puisque cette grossesse m’avait échappé, j’allais documenter sa fin. Lui donner chair dans mes mots.
Sandra explique qu’écrire c’est faire exister une grossesse qui n’existe nulle part et ça me parle tellement. Par l’écriture, on redonne de la chair, de la matérialité à cette ou ces grossesses qui sont souvent très vite effacées des récits familiaux et corporels des personnes concernées. Il est important pour Sandra de préciser : "j’ai deux enfants mais j’ai été enceinte trois fois". Et je comprends tant ce besoin. Je n’ai pas d’enfants au sens traditionnel mais j’ai été enceinte trois fois. Ça n’est pas rien, ça façonne forcément une âme humaine.
Avant sa fausse couche, Sandra était déjà maman d’un petit garçon, Jules. Après sa fausse couche, elle est tout de suite retombée enceinte et a donné naissance neuf mois plus tard à son deuxième garçon, Andrea. Je lui ai demandé comment elle avait écrit ce récit sourcé et documenté de son histoire, alors qu’elle était en plein post-partum, jeune maman de deux enfants en bas âge. Sandra m’a expliqué qu’elle avait écrit ce texte pendant que ses enfants dormaient. Lorsqu’ils faisaient la sieste, Sandra restait dans leur chambre, dans le noir, son ordinateur allumé, et elle écrivait, bercée par la respiration de ses garçons. L’écriture de ce texte a été un tour de force, qui lui a demandé à elle et à sa famille des sacrifices pendant plusieurs mois. Quand je l’ai interrogée sur comment écrire un texte sur le deuil d’un enfant, alors qu’un autre vient d’arriver, Sandra m’a répondu qu’elle aimait que ce livre existe comme un pont entre ses garçons, l’enfant qu’elle a perdu, son histoire de femme et celle de son couple. Ça m’a beaucoup touchée, cette idée que la mort qu’on a portée n’a pas à être cachée, à exister cloisonnée. Elle peut cohabiter avec l’existence des autres enfants, parce que c’est aussi ça être une famille, avoir une histoire. Ce vécu n’est pas une tâche sombre qu’on se trimballe sur le front, contrairement à la sensation qu’on a parfois quand on a osé parler de lui publiquement. Ce vécu est le souvenir d’une rencontre. Je suis très reconnaissante à Sandra pour notre échange. Je ne sais pas où j’en suis quant au désir d’enfant, aujourd’hui il est en sommeil. Mais si je devais retomber enceinte et accueillir un enfant pendant l’écriture de ce roman, grâce à Sandra je serais moins dogmatique et apeurée à l’idée que les histoires de ces enfants se croisent et se côtoient via l’écriture.
Mon amie, cette lettre est longue mais je voulais prendre le soin de parler de ces auteurices et de leurs travaux car ce sont des ressources utiles et nécessaires, pour les personnes concernées, pour les personnes qui les accompagnent et qui ne savent pas toujours quoi dire, quoi faire. Quelque part dans cette correspondance, j’ai documenté mes recherches, mon "état de l’art" comme on dirait en jargon scientifique. C’est un aspect fondamental de l’écriture selon moi, on en revient à ce dont on parlait il y a quelques semaines : l’intelligence de cordée, le matrimoine. Je garde de cette correspondance l’enseignement de combien il nous est vital de pouvoir nous raconter, nous lire, voyager dans les récits des unes et des autres. Le savoir est une telle liberté, plus on sait, plus on est libres de traverser l’expérience à notre manière, plus on peut s’entourer des connaissances que les autres ont accumulées. J’aime l’idée qu’ici, dans cette correspondance qui nous a tant apporté, les savoirs circulent et se transmettent.
Je t’embrasse fort,
Maaï
Mardi 22 janvier 14h31
Maaï chérie,
Tu as raison de compiler ces témoignages si précieux, ça me fait me dire que notre correspondance est un lieu d’accumulation, je la vois comme notre panier commun où on rassemblerait de quoi prendre des forces pour la route. Et les livres et nos mères et nos lignées sont la première chose à prendre.
Dans le New Yorker cette semaine il y avait une interview de Céline Sciamma qui racontait la difficulté et la nécessité en même temps de créer de nouvelles représentations, de représenter les modèles qu’on n’a jamais vus, raconter ce qui nous a manqué. Elle citait Annie Ernaux qui disait elle-même à l’époque n’avoir jamais vu une scène d’avortement représentée. Sciamma disait aussi l’angoisse qui accompagne ce geste. Comment représenter quelque chose qu’on n’a jamais vu ?
On arrive presque à la fin de notre correspondance, oui. En vrai on sait qu’elle ne va pas s’arrêter : si on l’a commencé c’est parce qu’on s’écrivait déjà et nos échanges ne vont pas finir avec ta résidence, évidemment. C’est un début ou un moment en tout cas pas une fin. Mais j’ai quand même le cœur qui se serre un peu aujourd’hui.
C’est inouï ce qu’on a fait ici.
J’ai un goût d’inachevé et je n’arrive pas bien à savoir pourquoi tout à fait : j’ai l’impression qu’on a déjà dit beaucoup pourtant, élucidé beaucoup, qu’on s’est raconté comme rarement.
Depuis quelques jours, je me demande comment on passe de cette écriture immédiate, ce récit, cette voix brute à la fiction. Alors je t’en parle parce que je bute je crois sur ce problème dans mon roman en cours, Les Cystes.
Dans ce livre, je raconte l’histoire d’Yda, qui vient de perdre sa mère, à 20 ans. Ce livre, je l’ai écrit pour ça : pour enfin mettre en fiction, de la façon la plus directe possible, la plus sincère, ce qui m’est arrivé quand moi aussi j’avais 20 ans. Je raconte le vertige du deuil, ce moment où le monde s’est dédoublé, comme dans la chanson de Clara Ysé que tu m’as envoyée et qui m’a fait tant pleurer vendredi dernier. Je raconte la folie du deuil, la douleur qui fait perdre pied, le réel qui bascule et aussi… l’oubli. La mémoire traumatique, celle dont tu parlais la semaine dernière. Dans mon texte fictionnel, Yda décide d’oublier sa mère, tant la douleur est forte, d’effacer tous souvenirs d’elle. C’est quelque chose que j’ai fait aussi, involontairement.
Ce deuil-là, mon année de la pensée magique à moi, je l’ai digéré depuis, j’en ai rempli des carnets et je savais qu’il était plus que temps de le sortir de moi.
Celui qui me pose plus question c’est mon deuil dans le deuil. Dans mon roman, Yda décide de partir de chez son père et de prendre un boulot de nounou sur l’île de Porquerolles. Elle s’installe avec Esther, une mère solo d’une petite fille d’un an. Et Esther se brise, parce qu’Yda est là et prend soin de l’enfant et lui laisse l’espace nécessaire pour le faire, pour lâcher. Ce personnage se brise et s’en va, elle abandonne momentanément son bébé à Yda.
Je sais que je n’ai pas été au bout de ce personnage et je ne sais pas encore exactement comment y aller. Par quel biais fictionnel la prendre.
Est-ce que c’est parce que c’est trop frais ? Est-ce parce que ce n’est pas le sujet de ce livre-là ? Mais du prochain ? Peut-être que tu as raison, qu’il faut se sentir plus libre avec ces questions de temps d’écriture, pas d’injonction donc, mais qu’en est-il de la capacité ?
Dans mon roman, je voulais surtout raconter une guérison, qu’on pouvait guérir des chagrins les plus terribles, des traumas les plus fous, qu’effectivement, un jour nos coeurs atteignaient enfin l’autre rive et qu’on retrouvait la joie et la paix et l’amour. Pour de vrai.
Pour de vrai.
Au moins pour un temps. Pas juste comme dans les films ou les chansons ou les romans.
Je crois que dans ce que je traverse maintenant il y a un bout qui manque un peu de foi, qui à beau savoir pour l’avoir vécu dans sa chair qu’on finit par arriver sur la terre ferme, une part de moi en doute encore. Je ne peux pas raconter l’histoire d’une mère qui se relève si je n’y crois pas moi-même dur comme fer ?
Bon sang que la route est longue.
Est-ce que c’est lâche si je m’arrête ? Peut-être que je peux m’autoriser à m’arrêter un peu et à déjà raconter mes traversées passées. Peut-être qu’elles me donneront déjà un peu de force à moi aussi pour continuer et qui sait qu’elles en donneront aussi un peu aux autres.
Parce que c’est pour ça qu’on transforme en fiction, en tout cas que moi je le fais, pour transmettre ce qu’on a élucidé. Non ? Pour passer les âmes, comme tu l’as dit si bien mon amie qui l’a si belle, et consoler un peu.
À nos journaux ma belle amie et à ceux de nos mères, à ce matrimoine en formation.
À nos mères
PS1 Diane a dessiné une maison… sous l’eau. De quoi se reposer en chemin. Et il y a un sous-marin à côté pour quand on se décidera à remonter.
PS 2 Et regarde, sur cette image d’une vidéo de Clara Ysé, la rive, ça ressemble à Porquerolles, quand on l’aborde depuis PortCros, depuis son versant le plus sauvage. Pas de hasard, pas de hasard !