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Journal de bord #4

Carnet de résidence

Maaï Youssef

19 Janvier 2022

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Travaux de résidences

Deux fois par semaine depuis la Villa Deroze, Maaï Youssef écrit à Lucille Dupré, son amie autrice qui vit non loin sur l’île de Porquerolles. Lucille est une jeune mère qui peine à garder une place pour la création. Maaï, de son côté, a l’espace nécessaire, mais pas les enfants. Chacune d’un côté de la mer, elles se racontent leur quotidien et décortiquent ensemble les liens entre maternité et écriture, chambre à soi, désir d’enfant et solitude. Textes, images, sons… voilà leur journal de bord.

Mardi 18 janvier. 00h30

Ma Lucille,

J’ai constaté quelque chose. Quand l’enfant ne vient pas, c’est comme quand l’enfant vient. Tout le monde a un avis. 

Je crois que c’est une des choses qui m’a le plus foudroyée. 

On te dit que tu n’étais sans doute pas prêt ou prête. Depuis quand les gens sont prêts à assumer la responsabilité que c’est d’élever un enfant ? Genre les gens se lancent dans l’aventure parce qu’ils vont vivre ça sereinement, dans la joie et la bonne humeur ? Tous les jeunes parents de mon entourage finissent chez le psy parce que la parentalité fait resurgir des dossiers qui n’ont pas été traités. Faut qu’on m’explique à quel moment ils étaient prêts. 

On te dit que : ça vient quand c’est le bon moment. Depuis quand il y a un bon moment général, une genre d’harmonie collective qui ferait que le monde tourne rond et que chacun vit les expériences qui vont avec l’instant présent ? Où est ce monde ? Je veux bien prendre un abonnement annuel. 

On te dit : c’est parce que tu n’as pas fini X projet important de ta vie (dans mon cas ma thèse, of course, une femme qui pense est forcément coupable de quelque chose de louche). Il y a donc un tableau Excel de la gestion de projet de la procréation humaine ? Un rétroplanning globalisé avec des petites cases qui s’allument quand c’est bon, on peut y aller, on a bien fait nos devoirs ? Je finis par me dire que quand le Français moyen continue d’en faire des tartines sur son athéisme, il ment. Il croit en un Dieu chelou qui serait un genre de super manager de la reproduction : "Jean-Charles, tu penseras à m’envoyer ta to-do list à jour. Qu’on voit si tu es digne de procréer ce mois-ci. Merci." 

On te dit, et ça c’est merveilleux, "c’est parce que tu y penses trop". Qui est le con qui n’est pas au courant que quand une chose te déchire les tripes et le cœur, globalement, oui, tu y penses et tu ne peux pas faire autrement ? Pitié. Dites aux gens qui disent aux autres qu’ils pensent trop de penser plus. 

Et puis, il y a les petites phrases délicieuses des dits "allié·e·s", ah quel régal. Eux, leur truc c’est plutôt les avis percutants du style : "non mais le monde va mal, avoir des gosses c’est dépassé, on le sait, le mieux pour la planète c’est qu’on arrête de faire des mômes. Ce que tu vis est finalement bien mieux." Ben voyons. Pourquoi tu en es à ton deuxième alors… ? S.O.S. Accélérez le réchauffement climatique, y’a des choses qu’on ne regrettera pas. 

Les allié·e·s sont aussi très fort pour les avis "bienveillants et empathiques". C’est leur grand truc, l’empathie et la bienveillance, même s’ils affichent un profond mépris pour le développement personnel… faut pas toujours chercher à comprendre. Alors avec beaucoup de considération pour ta peine, ils te déclament : "l’injonction à la maternité c’est le fardeau planétaire, millénaire, des femmes, c’est le berceau de l’oppression. C’est tellement plus féministe et radicale de ne pas avoir d’enfant, de questionner cette norme. Tu sais quoi Maaï ? F*** le patriarcaca. Allez à la tienne ! Toi, au moins, t’es libre !". Lalala… Du coup… qu’attends-tu pour faire la Révolution ? Tu comptes vendre tes gosses sur un marché aux chameaux pour mieux défendre la cause ? Tu en demandes combien ? Ça m’intéresse. L’adoption, c’est super écolo et il parait que je suis plus concernée qu’un autre. 

On te dit que c’est psychologique, puis on te dit que ça doit être les perturbateurs endocriniens qui carbonisent tes ovocytes. Donc… c’est la faute à qui ? Le plastique dans le tissu de ma culotte ou mon incapacité chronique à gérer mes émotions ? Faut savoir. Les deux ? Ben voyons, j’aurais dû m’en douter. On s’en roule un petit pour fêter ça ? Ouhlala non grand dieu. Ce serait pire pour la qualité de ta production. 

On te dit – et je jure sur la tête de mes enfants qui ne sont pas venus (ils m’en voudront pas) que c’est ce qu’on te dit le plus souvent et ça c’est vraiment cadeau – : "Nan mais, c’est arrivé à ma copine Judy. Ça a flingué sa relation hein, ils se sont séparés. Et puis, elle a trouvé un autre mec et deux mois après elle était enceinte. C’est fou hein ? Ah la vie." Mange tes morts. Va te jeter dans les Goudes. Je n’ai rien d’autres à répondre à ça. 

Pourquoi personne n’a l’intelligence de faire circuler l’information qui compte : dans la majorité cas, il n’y a pas d’explication à l’enfant qui ne vient pas ou qui se fait la malle trop vite. C’est du hasard, de la loterie, ça n’a rien à voir avec toi – être humain qui galère à te reproduire –, avec toutes ces analyses à deux balles des gens autour de toi, ce sont les mystères impénétrables du vivant, on n’y comprend rien, on ne sait pas quoi faire. Ça arrive aux maigrichons, aux gros, aux crétins, aux génies, aux gentils, aux méchants, aux têtes en l’air, aux détendus du gland, aux obsédés du contrôle, aux pervers, aux gueules d’ange, aux riches, aux pauvres, aux moyens, aux stars de cinéma, aux anonymes, aux grands, aux petits, aux sains d’esprit, aux fadas, aux occidentaux, aux orientaux, aux noirs, aux blancs, aux vegans, aux carnivores, aux gens qui votent à droite, aux gens qui votent à gauche, aux gens qui dorment avec leurs chaussettes, aux gens qui portent des lunettes. Ces choses ne sont pas binaires. Elles sont tout à la fois ordinaires et terribles. 

La vraie donnée qui compte est là : on te propose des milliards d’examens, des prises de sang, de l’urine dans des flacons divers et variés, une petite séance de branlette pour ton mec, des injections d’hormones à en devenir (encore plus) timbrée, des sondes et encore des sondes dans ton vagin, parfois même, quand tu as de la chance, on te gonfle l’utérus avec une pompe à eau pour ensuite aller regarder ce qui s’y passe avec une petite caméra ou un truc du style. Quand tu demandes si y’a une anesthésie, on te propose un doli une heure avant. J’ai passé mon tour, flemme : merci Docteur, j’ai piscine, je vous rappelle. On te compte les œufs souvent aussi, on évalue ton niveau de péremption et on te dit : 

  • dans 70% des cas on ne trouvera rien 
  • dans 28% des cas on trouvera quelque chose qu’on ne cherchait pas et dont on sera incapables de dire si ça explique quoi que ce soit 
  • dans 2% des cas on trouvera quelque chose, mais bon c’est vraiment très très rare.

Daccodac.

Cimer Albert. 

Alors je pose ça là, pour tous les blaireaux – dont j’ai été, ça arrive à des gens très bien d’être un gros blaireau, c’est important de le conscientiser, en tant que personne qui pense trop, je recommande ce chemin de pensées ponctuellement, histoire de décrasser deux trois trucs.

Donc à tous les blaireaux qui doutent tellement d’avoir réussi leur vie qu’il leur prend l’idée saugrenue d’aller expliquer à un couple, dont les enfants ne sont pas arrivés, ce qu’il vit. Chut, économise ta salive comme disait mamie Josette. Mieux vaut se taire, faire preuve d’humilité, et rappeler à l’autre combien il est formidable et combien on a hâte de rencontrer les enfants qui viendront forcément un jour, parce que tout ira bien. Oui, on n’en sait rien, mais comme on sait rien sur le reste non plus, autant y croire. Il y a peu de choses plus bête et égocentrique qu’un parent qui croit savoir ce que vit un autre parent. On peut remplacer "parent" par "être humain" ça marche aussi très bien. 

Je ne sais pas pourquoi j’ai écrit tout ça ma Lucille. C’est sorti tout seul. Je n’étais même pas en colère, rien, je mangeais des pim’s à l’orange en pensant que la vie est belle Villa Deroze et puis paf, il m’est venu l’idée de tailler un short à toutes ces phrases tordues que j’ai entendues. Je ne veux pas qu’elles polluent mon texte en cours, je le veux préservé de la bêtise crasse qui caractérise notre espèce. Et je dois dire que ça fait du bien. On devrait écrire des vacheries plus souvent.

C’est la pleine lune peut-être ? 

Elle est comment chez toi cette pleine lune ? 

Je t’embrasse immensément fort et j’espère qu’au moins je t’aurais fait un peu rire dans cette période pénible d’isolement covidien.

Ton amie. 

4 Image Maaï pims party 1661d








Mardi 18 janvier, 14h24

Merci Maaï pour le rire matinal

Entre mon état larvaire de fin de covid et un bébé fiévreux, c’était souverain pour me faire sortir enfin de mon lit.
Ta lettre me fait penser à notre bien-aimée théorie du "sac de merde". J’explicite pour ceux qui nous liront (salut les gens) : quand un drame survient, alors non, il n’est pas obligé d’en faire quelque chose de positif, il n’est même pas obligé d’y voir quelque chose de positif. Parfois, longtemps après, l’univers nous rend quelque chose en échange (comme tu le disais dans ta lettre précédente), mais en premier lieu, en vrai, un drame ce n’est qu’un sac de merde qu’il va bien falloir se fader.
La plupart de temps, ça n’a pas de sens.
Je conchie la résilience obligatoire.
Quand on est prêt, alors oui, faisons un triomphe de cette poche pleine de vomi puant, mais avant, qu’on nous foute la paix. 

Pour prolonger cette analyse de nos biles, de mon côté, je réfléchis beaucoup ces derniers jours, comme je te l’écrivais sur whatsapp, à nos émotions négatives, celles qu’on évite, qu’on ne veut pas voir, dont on n’est pas très fier. Moi, ces derniers temps, c’est la jalousie. Je suis horriblement jalouse de mes ami·e·s sans enfant, sentiment encore accru par le covid. Plus largement, j’ai passé de longues heures à me lamenter sur mon sort de pauvre mère fatiguée et malade qui n’a jamais un moment de répit. Et n’importe qui me semble mieux loti que moi à partir du moment où il a le luxe inouïe de pouvoir être seul ne serait-ce qu’un week end sur deux.
Voilà, c’est écrit. Habituellement, j’aurai fourré ça sous le tapis en me disant "Lucille, tu as choisi chaque élément de ta vie, tu aimes tes enfants, arrête de geindre, tu as TELLEMENT de chance".
Mais j’ai décidé de changer le refrain et d’aller regarder cette grosse crotte de nez de jalousie de plus près.
D’abord, étrangement, tu es celle dont j’ai été la moins jalouse ces derniers jours, alors que tu es exactement là où je voudrais être (seule, non covidée, en écriture). J’avais envie d’être à la place d’une de mes meilleures amies, super malade du covid et qui se plaignait d’être séparée de son fils testé négatif et parti chez son père (vraiment désolée Alice). A ta place, pas totalement.

Dans Nos Espérances, le livre qui se trouve sur ta table de chevet, sur la photo que tu m’envoies, il y a ce passage qui m’a fait l’effet d’une douche froide. Ce livre raconte l’histoire de trois amies trentenaires, chacune enviant à l’autre ce qu’elle n’est pas parvenu à accomplir. À un moment donné, Hannah, à la carrière accomplie, mais en tentative infructueuse et douloureuse d’enfant depuis des années parle de Cate, son amie qui vient d’avoir un bébé avec la plus grande facilité. Hannah dit de Cate, en plein baby blues, "Et pourtant elle est malheureuse". Moi-même en plein post-partum, ce point de vue m’a pris de court, alors qu’il est hyper évident.

Entre nos sacs de merde et nos jalousies, il y a surtout beaucoup d’incompréhension. Quand un drame nous frappe, quand le chagrin, l’angoisse nous happe, on a surtout souvent beaucoup de mal à voir l’autre, à sortir de sa bulle égocentrique.
Et peut-être que c’est ok. On a le droit d’y rester le temps qu’il faut.
Et si je ne t’ai pas tant que ça enviée, ces derniers jours, c’est peut-être d’une part que dans mon délire plaintif et fiévreux je sentais encore un peu quand même le manque de ta situation, je veux dire, dans ma chair, le sang qui coule, la douleur.
Peut-être aussi parce que je sais que moi aussi, j’y retournerai en résidence. Promesse à moi-même.

J’essaie depuis tout à l’heure de conclure cette lettre sans y parvenir. Je ne sais pas bien où ces questionnements mènent.
La pleine lune hier soir c’était une pleine lune en Cancer. Elle était là pour nous consoler, pour qu’on y dépose nos colères et nos doutes. Pas pour répondre à nos questions.
C’est le moment de dire qu’on est des sorcières ?

Je t’embrasse fort ma soeur acide

À vendredi

Lucille

PS : je suis encore positive au Covid, je n’aurais pu sortir de chez moi aujourd’hui  que pour visiter l’extraordinaire CABINET médical en plein air de Porquerolles.

4 Image Lucille c1f8c

 

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